Política del Psicoanálisis

El conflicto JAM-SPP

Quatrième lettre
adressée par Jacques-Alain Miller
à l'opinion éclairée

Le discours à l'essaim

De Paris, ce 7 octobre 2001

"Viendrais-tu, Jacques-Alain, à la journée que j'organise le 6 octobre à Sainte-Anne, sur la psychanalyse et l'édition ?" - "Oui." - "Attends de savoir qui j'invite." - "C'est ton affaire." - "Il y aura Melman." - "Je m'en f... bien."- "On s'arrangera pour que vous ne soyez pas ensemble." - "Je viendrai toute la joumée si je suis libre."

Érik Porge m'avait appelé en juin pour m'inviter à la Rencontre de la revue Essaim, dont il est le directeur de publication, à l'occasion de la sortie du numéro 7, "Mise en pages de la psychanalyse". Porge, psychiatre, était un jeune de l'École freudienne dans les années 70. Il formait, avec Éric Laurent et Le Gaufey, un trio que l'on appelait "les ingénieurs". Lors de la dissolution, tandis que Laurent et moi restions à l'École de la Cause freudienne, il s'en était allé avec Jean Allouch fonder l'École lacanienne de psychanalyse.

Tous deux furent du groupe qui composa il y a tout juste dix ans Le transfert dans tous ses états, ouvrage consacré à critiquer sans pitié (et sans justice) mon édition du Séminaire VIII. J'ai fait usage de leur travail pour la seconde édition corrigée que j'ai donnée en juin demier, mais leur ton m'avait assez irrité pour que je ne le mentionne pas. J'avais tort sans doute : ce sont mes collaborateurs, même s'ils trouvèrent l'impetus de ce travail de bénédictin dans le désir d'en remontrer au gendre.

Melman, je ne dirai pas qui c'est. Depuis décembre 1980, nous le tenions, mes proches et moi, pour le dernier des derniers, le traître absolu, l'homme abject. Je voyais bien l'avantage que tel maître de l'École française trouvait à le distinguer.

Je griffonnai quelques pages de notes dans l'heure qui suivit l'appel de Porge : je répondrai à son article du numéro 7 d'Essaim, j'expliquerai ..., je citerai ..., je donnerai la lettre de Lacan qui me sert de viatique depuis un quart de siècle.

Vendredi 5 octobre, 6 heures du matin. Impossible de retrouver le cahier où j'ai porté ces notes. De 6 à 8, je recommence : je parlerai des sténographies du Séminaire, dont je viens de confier l'édition au Seuil ; j'évoquerai la possibilité d'une édition critique, avec gloses et variantes ; je parlerai d'un article d'Albert Severyns dont j'ai trouvé le tiré-à-part, dédicacé à Femand Robert, chez Epsilon, la petite librairie de livres anciens qui fait face à FRAG, l'imprimerie de la rue de Vaugirard qui sort mes Lettres : Nulla jurare in verba scribae ; etc.

À 2h du matin, me voici frais et dispos à mon bureau, le stylo à la main. J'ai bien six heures devant moi, c'est le temps que l'on a à l'agrégation de philosophie pour préparer une "grande leçon".

On lira maintenant le discours que j'ai écrit cette nuit-là, et prononcé peu après ii heures. La salle était comble. Il y avait (j'ai vu) Allouch, Godin, Danièle Lévy, Brigitte Lemérer, Major, son épouse, Melman, la sienne, Catherine Millot, Michel Plon, Porge, Solal Rabinovich, Roudinesco, Françoise Samson, Sédat, Nicole Sels, Staricky, Anne-Lise Stern, François Wahl. Quelques membres de l'ECF avaient voulu se déplacer.

DISCOURS À L'ESSAIM

Il y avait une édition du Séminaire, il y en aura deux, trois peut-être.

Celle qu'il y a, c'est la mienne, celle de l'Un, Jacques-a-l'Un, Miller du nom, celle que procure depuis un quart de siècle, que distille, le gendre, édition unanimement applaudie du vivant de son beau-père, que depuis la disparition de celui-ci une partie du public invariablement vilipende.

Missus in hanc venir timide liber exulis urbem. Chaque livre du Séminaire pourrait prononcer le vers que le malheureux Ovide prête à son livre personnifié : "Livre d'un exilé, j'arrive craintivement dans cette ville où il m'envoie." Le public aime L'Art d'aimer, Les métamorphoses, et néglige ce beau livre crève-coeur, les Tristes. J'ai cité le premier vers du premier poème du livre III.

L'édition qu'il y aura, celle qu'étudient en ce moment dans la fièvre les Éditions du Seuil, sera l'édition de personne. Les sténographies - les sténographies dactylographiées dont Lacan disposait et qu'il remit à son scribe, -16- celles qui occupaient un placard poussiéreux du 5, rue de Lille - seront éditées telles quelles par la maison du 27, rue Jacob. Ce sera comme une vraie édition pirate, seulement elle sera officielle, sous copyright. Sera-t-elle scannée, digitalisée, sur CD-Rom ? Sera-t-elle redactylographiée ? Sera-t-elle photocopiée, photographiée ? La réponse ne m'appartient plus: les techniciens, les financiers aussi, diront.

La troisième - ah I la troisième - je ne sais si elle verra le jour. Ce serait celle "faite par tous", comme la poésie que voulait Lautréamont - par tous ceux qui appartiennent à la communauté inavouée, inexistante, de ceux qui n'ont en commun que d'avoir aimé Jacques Lacan, d'en avoir été consumés, et de garder encore aujourd'hui les cendres de cet amour. Et même quand, ces cendres, certains les ont dispersées, de cet amour ils conservent la brûlure.

Cette communauté non-toute, communauté sans tendresse, souvent haineuse, compte parmi ses membres qui ne sont pas des membres car cette communauté n'est pas un ensemble, encore moins une association - compte par ses membres qui n'en sont pas, les meilleurs connaisseurs qu'il y ait au monde du Séminaire de Jacques Lacan.

Ils forment une Académie inconstituée, inconstituable sans doute, où toutes les compétences sont réunies, tous les savoirs représentés : de la topologie à la philologie, de la théologie médiévale à l'islamologie médiévale, du Midrash au marxisme, de Finnegans Wake à Petit Bob. À une petite centaine, en s'y mettant ensemble, ils ont chance de reconstituer ce que savait ce Léviathan qui n'était qu'un homme après tout, Jacques Marie Émile, Lacan du nom, qui tâtonna quelque peu avant de devenir Jacques Lacan.

Il écrivit à partir de 1968, parlant de lui-même, "Lacan". C'était de la modestie. Il disait comme tout le monde. C'était confesser qu'il ne se confondait pas comme sujet avec le signifiant de son nom propre qui était entré comme référence dans le discours universel.

Combien de fois le gendre du grand homme, Sisyphe obstiné d'une mission impossible, n'a-t-il pas ragé dans le secret de son coeur de ne pouvoir faire appel à cette Académie lacanienne dont il était le fondateur ? Oui, le fondateur, à l'envers du Cardinal, puisqu'elle s'était fondée contre lui, pour qu'il n'en soit pas, pour être son remords, sa Némésis, et le tourmenter pour l'étemité.

Ces soirs-là où penché sur les feuilles du Séminaire il pensait à la meute à ses trousses, le poids se faisait plus lourd du vieux père Anchise qu'il était condamné à porter sur son dos comme Ixion le fut à tourner attaché à la roue enflammée.

Et pourtant lui, Ixion, son beau-père il l'avait tué. Il avait fait chuter le vieux dans une fosse de charbons ardents. Pis, il entreprit Héra. Le père des Centaures en fut châtié pour l'étemité par le feu, qui avait été l'instrument de son crime. De même, les damnés de Dante souffrent par ce qu'ils ont trop aimé. Et lui, JacquesAlain, lui aussi, par quel dieu, pour quel crime, fut-il condamné à souffrir pour ce maître trop aimé auquel il s'était allié par le mariage, et auquel il avait peut-être sacrifié sans le savoir jusqu'à sa plume ?

Nulle fatalité, pourtant. Quel autre dieu, déguisé en butor - les dieux ont de ces malices - lui avait donc rendu ces jours-ci une plume joyeuse ? Une plume dont il se servait comme d'une épée, comme de cette canne-épée basque makhila - qu'il avait acheté en 1995 dans le village de Larressore, et sur laquelle la tradition voulait qu'une devise fût gravée. Il inventa Perce - Zilha Zak.

Si le scribe stupide a pu lui-même mourir percé de l'atteinte imprévue d'un Monsieur Denis,

si l'homme tacitume, presque minéral, qui jouait les Guillaume d'Orange ou les rochers de Sisyphe, a pu renaître étonné, étonnant, comme un polémiste qu'on flatte à le dire étincelant, le Paul-Louis Couder de la psychanalyse,

oui, si maintenant le gendre épiclère - ou n'est-ce pas plutôt le lévirat ? - a pu recevoir l'accolade de Jean Allouch,

si Divan-le-terrible a pu suivre la voie que lui indiquait Danièle Lévy, dont à vrai dire l'affection ne lui avait jamais manqué,

si le pragmatique utilitariste sans états d'âme, fils d'un père sans vergogne, que décrivait Élisabeth Roudinesco à la page 400, - la seule qu'il ait lue pour l'instant - de son ouvrage paru en 1993 - page que lui indiqua un jour sur le boulevard du Montparnasse Anne-Lise Stern, avec commisération -, si donc celui-là a pu faire sa paix avec la Reine Roudinesco, du moins il l'espère,

si le pourfendeur des "voyoucrates", qui poussa N* hors l'École de la Cause freudienne, a pu tranquillement, et avec bonheur, s'entretenir du temps jadis avec la mystique ordinaire dont la confession discrète, reçue hier matin, lue dans la hâte, sera l'honneur du lacanisme,

oui, si le monde à l'envers existe, où les poules ont des dents, où les ennemis s'avouent qu'ils étaient très occupés les uns des autres, au sein du silence comme dans le fracas des injures,

oui, si cela est possible, si cela est, autrement qu'en songe, que JacquesAlain Miller voisine sur une liste - une liste d'ânes - avec celui qui fut son analyste - son premier analyste -, et ils se maudirent l'un l'autre à jamais -,

oui, si je vous parle ce matin à Sainte-Anne, "poussière qui vous parle", dit Saint-Just,

alors, oui, qui peut dire qu'il est impossible que jamais l'Académie lacanienne ne se constitue pour s'accorder sur la troisième des éditions du Séminaire ? -,

celle qui réunirait les notes manuscrites, les conjectures savantes, les gloses érudites, les versions altematives, dont l'Université de l'avenir serait occupée pour 300 ans selon le voeu de James Joyce concemant son oeuvre ?

"Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ; Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! J'entends déjà tomber avec des chocs funèbres Le bois retentissant sur le pavé des cours.

Tout l'hiver va rentrer dans mon être : colère, Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé, Et, comme le soleil dans son enfer polaire, Mon coeur ne sera plus qu'un bloc rouge et glacé.

J'écoute en frémissant chaque bûche qui tombe ; L'échafaud qu'on bâtit n'a pas d'écho plus sourd. Mon esprit est pareil à la tour qui succombe Sous les coups du bélier infatigable et lourd.

Il me semble, bercé par ce choc monotone, Qu'on cloue en grande hâte un cercueil quelque part. Pour qui ? - C'était hier l'été, voici l'automne ! Ce bruit mystérieux sonne comme un départ."

Nous nous sommes tant aimés, nous nous sommes bien battus, on contera notre histoire. Et par ce conte, par les signifiants de ce conte, nous serons liés les uns aux autres pour les siècles des siècles.

T'en souvient-il, Melman ? Dans les derniers jours de mon analyse sur ton divan, rue de l'Odéon, t'en souvient-il, c'était la formule qui hantait mon discours - "J'ai fait ce que j'ai fait, et dans les siècles des siècles, dans les siècles des siècles, je l'aurai fait". - Et au Jugement dernier, qui n'existe pas, qui n'existe pas demain, qui existe aujourd'hui où je te parlais, aujourd'hui où je te parle, au Jugement demier, je me dresserai, et je répondrai de ce que j'ai fait pour Jacques Lacan.

Et toi aussi, Charles, Melman du nom, tu auras à répondre de ce que tu as fait, de ce que tu as dit, de ton maître, que tu aimais je n'en doute pas - et de ton analysant, que tu aimas, oui, que tu aimas trop sans doute, que tu aimas "comme un frère" aurais-tu dit, quelqu'un me le rapporta à l'époque.

Qui fut l'infâme, il y a vingt ans? Fût-ce moi ? Fût-ce toi ? Aucun dieu ne viendra nous le dire. Je pense que c'est toi. Penses-tu que ce soit moi ? Tu parleras après moi - selon le programme, juste après moi, à 14h30. Je serai là pour t'entendre.

Lève-toi, et dis que Jacques-Alain fut l'infâme de l'histoire où se dénoua son analyse chez toi. J'entendrai tes raisons, et je te répondrai. Diffame-moi à ton gré, je ne te citerai devant nul autre tribunal que celui que j'ai créé ces jours-ci, le tribunal de l'opinion éclairée.

C'est un tribunal où je suis procureur - le procureur qui ne s'autorise que de lui-même, comme me l'a écrit Monsieur Denis, et à très juste titre.

C'est un tribunal où l'on donne la parole à la défense, et il lui est loisible de se faire à son tour l'accusation.

Mais écoute-moi, Melman. Écoute ce que je te dis maintenant, et qui n'est pas une parole d'accusation, ni de pardon, car jamais je ne te pardonnerai : c'est une parole d'interprétation - sauvage, donc à mes risques.

Tu as aimé Lacan. Sur ce point, je ne peux m'être trompé.

Tu as aimé Lacan, et tu l'as aimé peut-être plus que je ne l'ai aimé. C'est dans cette croyance que je t'ai choisi, moi, pour mon analyste - et contre l'avis de Lacan, qui me conseillait Moustapha Safouan, qu'il avait indiqué aux Juifs de Strasbourg.

Je t'ai choisi parce que mon amour pour Lacan avait une limite : c'est que j'étais plus ami de la vérité que je n'étais ami de Lacan.

"Ami de la vérité" - non, ce n'est pas l'épithète qui convient. J'étais l'esclave de la vérité, elle était mon bourreau. Je me consumais de devoir dire la vérité en tous lieux et en toutes circonstances, sans égard à la civilité, à la simple politesse, au respect de l'autre, aux conventions du lien social. Ce symptôme m'avait saisi au déclin de l'Edipe, et me faisait la vie dure, et à mes proches. Il n'est pas sûr d'ailleurs que j'en aie été parfaitement guéri, mon propos de ce matin en témoigne sans doute.

Je fus le gamin d'Andersen, celui qui dit de l'Empereur : "Mais voyons ; il n'a rien sur lui" - "Seigneur Dieu, écoutez la voix de cet innocent", dit son père. Et l'on se chuchota de l'un à l'autre ce que disait cet enfant. "Mais voyons, il n'a rien sur lui", cria finalement tout le peuple. L'Empereur frissonna, car il lui semblait qu'ils avaient raison, mais il se dit quelque chose comme : "Il faut que je défile jusqu'au bout. " Et les chambellans allèrent, portant la traîne qui n'existait pas.

Le conte s'achève là. Je le cite exactement, j'en ai le texte, acheté cet été pour lire à ma petite-fille, celle qui porte le nom de son arrière-grand-mère, Sylvia. Que Jean Allouch me pardonne, les analystes ont une famille.

J'ai aimé Lacan, qui était Empereur, et qui avait quelque chose sur lui, de très beaux habits, qui portait sur son dos la charge d'un monde, et celle d'un discours, le discours de la psychanalyse.

Et je t'ai aimé, toi, Melman, parce que tu aimais Lacan plus que moi, puisque tu sacrifiais à cet amour, à mes yeux du moins, toute décence, tout respect humain, toute bienveillance, au sein de l'École dont il t'avait fait un haut Responsable.

Moi, je ne mettais rien ni personne, pas même Lacan, au-dessus de 2 + 2 = 4. Quand je ne rêvais pas en latin - ce fut le rêve de mon entrée en analyse -, je rêvais de formules mathématiques. "V = L", l'apparition de la formule gôdelienne, fut un point tournant de ma cure, comme le fut mon ébahissement devant une femme rencontrée dans la rue, qui portait un chignon serré sur le dessus de la tête. Je compris alors que le Discours sur l'inégalité entre les hommes, mon écrit préféré, relu tous les ans, il n'était que d'en rallonger le titre pour éclairer ma prédilection : de l'inégalité entre les hommes ... et les femmes.

Ô mathématiques sévères de l'égalité I j'étais prêt à vous sacrifier l'humanité entière - tous les hommes, fût-ce mon père - tous les peuples, fût-ce celui d'Israël - et Lacan aussi bien.

Je te voyais, toi, comme un héros fermé au doute, un bloc, un petit tas compact, un boulet de canon, bravant la haine dont t'entourait une bonne partie de l'École freudienne de Paris, la majorité sans aucun doute - et ce, pour servir ton maître. J'ai admiré ta surdité aux critiques, ton assurance de caïd, ta brutalité même - alors qu'il me fallait toujours passer par l'argumentation à charge et à décharge, peser le pour et le contre, voir les deux côtés de la cause, entendre les deux parties, comme le recommande Zénon selon Plutarque dans son écrit Des contradictions des stoïciens - avant de trancher. Je te voyais, toi, manier ton tranchoir sans tous ces scrupules.

Tu étais pour moi cet homme du Parti dont je parle dans ma première Lettre, celui qui, à la fin de 1984, montre quatre doigts au malheureux, et dit : "Cinq." Je voyais que la splendeur du vrai n'avait rien pour t'éblouir, et je suis allé vers toi.

Le fils de Georges Dumézil qui fut ton camarade d'intemat de psychiatrie, me fit quelques confidences sur toi, dans le bref laps de temps qui suivit ton départ et précéda le sien. Elles tendaient à confirmer ce trait d'indépendance à l'égard de la vérité qui me fascinait chez toi.

Lacan te déçut. Il te prit en grippe. Tu te tournas contre lui. Discrètement, d'abord. Quand tu portas ton coup - déjà tu n'étais plus rien pour moi. Tu restas pourtant quelque chose, puisque des années durant, - cinq, six -, ta semblance continua de m'apparaître en rêve. Puis cela s'effaça.

Rien ne fera jamais de nous des amis. Pourtant, dans la Société des études lacaniennes qu'il faudrait créer pour que la troisième édition du Séminaire voit le jour, ta présence, ta participation, je ne la récuse pas.

Aurais-tu promis Lacan, de son vivant même, à "deux pas de la plus vile terre", citation de Shakespeare à l'appui, - si tu ne l'avais passionnément aimé ? Publie, je t'en prie, cette lettre d'amour que tu as écrite fin 1980.

M'aurais-tu accablé, toi mon analyste, aurais-tu narré des détails de ma cure à peine m'étais-je levé de ton divan pour n'y plus revenir - si tu n'avais vu en moi le mieux-aimé, le Jacob qui te ravissait auprès de Lacan ton droit d'aînesse ?

C'est ma construction. Elle est sauvage, mais aussi méditée. Je ne savais pas, en commençant à écrire à 2 heures du matin cette nuit, que je dirais cela, ni même que je m'adresserais à toi.

Cette construction n'est pas faite pour t'excuser, mais pour m'excuser, moi, auprès de mes proches, auprès de Gloria et d'Abdou, auprès de Judith, de ne pas te récuser, toi, si la Société que je disais, Société des études lacaniennes, voit le jour, et qu'elle prend en charge la troisième des éditions de Lacan.

Demain, déjà aujourd'hui peut-être, notre différend inexpiable ne sera rien, n'est rien.

Cela est vrai de tous ceux qui sont ici, et aussi de quelques-uns qui n'y sont pas. Nous sommes à jamais, les uns et les autres, des notes en bas de page de la saga de Lacan.

Je ne vous appellerai pas mes frères. Je ne vous dirai pas : "Compagnons I" Nous sommes les unhappy few qui portons chacun à notre façon la marque de Lacan.

Sachons anticiper sur la dérision que nous promet l'histoire.

N'oublions rien. Nous n'avons pas à nous aimer. Il y a un travail à faire. Le péché de ne pas le faire serait plus grand que tous les péchés dont nous nous accusons les uns les autres.

Les Cahiers Jacques Lacan, qui paraîtront au Seuil tous les ans à partir de l'an prochain, seront ouverts à tous, à tous ceux que j'appelais les unhappy few.

Je n'ai pas ouvert depuis vingt ans les archives laissées par Jacques Lacan, sinon une fois, pour exposer quelques manuscrits lors de l'exposition des dix ans de sa mort. Je les ouvrirai demain.

Il est 6 heures 20 du matin. Je lève la plume. Je ne me relirai pas.

J'attendrai maintenant vos questions, en remerciant Érik Porge de l'invitation qu'il m'a adressée, et qui fait que je vous ai parlé ce matin, 6 octobre 2001, à l'Hôpital Sainte-Anne, dans le cadre de cette Rencontre autour de sa belle revue, Essaim.

J'ai été un "S un", un signifiant-maître de votre discours.

je ne demande qu'à laisser la place à l'essaim industrieux des abeilles lacaniennes. Elles voudront peut-être un jour quitter leurs ruches divisées, prendre leur envol, et converger vers une ruche nouvelle, où faire le miel que l'apiculteur attend pour en nourrir le consommateur.

La postérité existe-t-elle ? Diderot et Falconet en ont débattu. Je ne sais.

Peut-être sommes-nous la postérité de Lacan.

Peut-être laisserons-nous la nôtre - notre postérité - secouer dès aujourd'hui la branche qui porte notre essaim.

*** Pendant que je prononçai ce discours, Melman était là, en face de moi, au pied de la tribune. De temps à autre, il chuchotait à l'oreille de sa compagne, se retoumait, regardait la salle. Goguenard.

À 14h30, il prit la parole. Que dit-il ? Qu'il aurait cédé "sa place" en 1980 s'il avait pensé que "ceux qui montaient à l'assaut de l'École étaient porteurs d'avenir". Qu'il y avait eu "ce garçon plein d'allant" que "malheureusement son talent propre portait plus vers les réalisations politiques que vers l'avenir de l'enseignement de Lacan". En conséquence, il n'avait songé qu'à l'arrêter.

Lui ne s'était "jamais mis en avant". Il servait la psychanalyse. Néanmoins, il n'était pas mécontent : "Je ne m'en suis pas si mal sorti."

Il aurait compris au Vénézuela, en juillet1980, que l'on se servait de Lacan. Il laisserait les siens libres de participer à "l'Académie", il leur prédisait seulement qu'ils ne seraient jamais que les moyens d'un autre, qui se défausserait d'eux bientôt. Etc.

Voix de stentor. Tic immuable : "ce qu'il en est de ...".

Je pensais : "Lacan l'avait appelé, le prenant au mot d'un de ses propos, « un exécuteur ». Il n'avait sans doute aimé ni Lacan, ni moi, ni personne."

Ah ! j'oubliais. Par "quelque chose que l'on appelle un insight", ce génie intuitif avait prévu "ce à quoi nous avons assisté ce matin". Il l'avait écrit, on pourrait le lire. Cela s'intitulait : "L'opération Miller-de-rien a commencé." Le 7 octobre, au matin

 

 

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