Psicoanálisis, Ciencia y Posmodernismo

Ni à tort ni à raison
(En réponse à Sokal et Bricmont)
Jean-Michel Vappereau
Serge Hajlblum - René Lew
(Psychanalystes)


"Avant de faire parler les faits,
il convient en effet de reconnaître les conditions de sens qui nous les donnent pour tels."

J. Lacan, "Propos sur la causalité psychique"

Il est amusant de constater comment, au nom d'une certaine théorie de la science, des scientifiques se voulant redresseurs de torts dénoncent un certain jargon importé dans leur discipline en n'échappant pas eux-mêmes à la pratique de l'amalgame. Dans ce que visent Sokal et Bricmont, nous ne savons pas en effet s'il s'agit de l'usage des notions philosophiques par certains de leurs collègues ou de ces notions elles-mêmes, ni s'ils s'en prennent à un mauvais usage chez leurs collègues des travaux de certains auteurs non scientifiques ou à ces auteurs eux-mêmes, non plus s'il s'agit du mésusage à leurs yeux de concepts et notions mathématiques et physiques par des philosophes, linguistes, psychanalystes, etc., ou bien s'ils ne tolèrent pas qu'existent des disciplines usant de divers langages, et développées suivant une raison autre que scientifique.

Ce faisant, ils posent la question de la responsabilité, tant de ceux qui écrivent, vis-à-vis de ce qu'ils publient que de ceux qui les éditent quant à la reprise et au développement de leur discours par leurs lecteurs. Cette responsabilité est d'autant plus nécessaire quand, comme Lacan, on se veut chef d'école (École freudienne de Paris) ou, comme Sokal et Bricmont, on se pose comme ré-initiateur, car le débat n'est pas nouveau qui vise à dénoncer "la paresse et l'imposture intellectuelle".

Exemples à l'appui, ce débat concerne en particulier le destin public du discours de Lacan et de son enseignement : en dehors de ses écrits spécifiés comme tels ce dernier fut oral, c'est-à-dire qu'il est l'objet d'une perte dans ses transcriptions. L'écrit n'y est pas à la même place selon qu'il s'agisse des Écrits par exemple ou du séminaire oral, et cet ensemble diffère des écrits de mathématiques ou de physique théorique, car le style y est déterminant, au point que les méchantes langue, le disent illisible. Concernant l'écriture de Lacan, deux remarques, l'une externe et l'autre interne, méritent attention. Extérieurement, Lacan a provoqué un certain nombre d'écrits (jusqu'à ceux de Sokal et Bricmont) qui ne le renvoient pas dans la masse indifférenciée, il en provoque encore. Intérieurement, son enseignement se développant, il a fait jouer au fil de sa parole diverses références de mathématique, de logique, de philosophie, de linguistique, d'histoire, d'ethnologie... suscitant presque à tout coup la réplique qu'il se trompait. Alors où est l'abus ? Il faut assurément discuter avec ceux qui nous censurent au nom d'une certaine théorie de l'erreur et de la tromperie, et qui nous désignent comme faussaires (1). La psychanalyse seule reconnaît au sujet qui parle la responsabilité de sa parole et de ses conséquences imprévisibles lorsqu'il décide de s'adresser au psychanalyste. En cela il y a quelque chose de terrorisant dans la pratique de l'analyse : ceci n'échappe pas à ceux qui n'en veulent pas et, pour eux-mêmes, ils ont raison. Mais la grimace parodique réussit-elle plus , comme elle y tend, à dégoûter les autres qu'à faire plaindre celui qui ne peut venir sur cette scène que par la figure du clown ?

Qu'est-ce qui ressort du pot-pourri de critiques que nous offrent Sokal et Bricmont? L'empirie. Comme si celle-ci était univoque et comme si une quelconque théorie pouvait jamais être détachée de sa matérialité pratique. Or les faits sont durs, c'est effectif — par définition. Et c'est aussi sur eux que la psychanalyse se fonde : faits de parole et d'énonciation, faits pulsionnels, ratages significatifs, etc., dont précisement l'on ne saurait déterminer le ressort sinon dans des termes toujours déplacés les uns vis-à-vis des autres, et point pour autant relativisables. Car ces faits ont pour raison de ne prendre valeur effective qu'à la mesure de leurs effets, dans leur après-coup. Ainsi en est-il de l'existence même du signifiant, ou d'une vérité parlant Je.

Aussi est-ce un objet qui ne soit pas purement extrinsèque que la psychanalyse articule. Elle échappe ainsi aux critères poppériens, en se développant conjointement comme pratique et praxis de sa théorie. C'est proprement comme coupure qu'elle détermine un champ distinct des autres discours. Ce qui la rend, comme tributaire d'une fonction de sujet non détachée de celle de l'Autre, impossible à saisir de façon univoque, sauf à restreindre ponctuellement cette univocité sur sa stucture locale, qu'on l'appelle inconscient, transfert, pulsion, etc.

La littérature analytique, produit lisible et public de cette pratique, a nécessairement, elle aussi, deux faces liées entre elles. Une face tournée vers la psychanalyse : elle est l'œuvre d'analysants au sens large qui courent le risque de se prononcer dans le discours de l'analyse, avec la responsabilité que cela comporte ; elle appartient au scientificus, elle produit la science et le savoir. Et une face tournée vers le public, témoignant de ce qui s'élabore dans ce discours pour ceux qui veulent l'entendre : elle appartient au scientalis, domaine par avance propre à la science (2). Deux modes de lecture et deux fonctions de sa pratique. Alors, en quel sens l'apostrophe de nos censeurs est-elle scientifique ?

Lacan s'adresse à quiconque veut savoir ce que dit le discours de l'analyse et il avance également que son style répond à la nécessité de son objet. Il nous met sur la piste du type de lecture imposée par l'inconscient. Nous conseillons de lire aussi bien Freud que Lacan en commençant par n'importe quel bout, mais jamais seul. Il suffit de trouver quelqu'un à qui en parler, mais pas forcément un psychanalyste patenté. Mieux vaut correctement choisir son interlocuteur, si l'on veut que cela mène à quelque chose, car avec certains c'est, comme la cure, sans issue. Ce tiers s'avère impératif pour ne pas délirer sur la psychanalyse comme avec quelque conception du monde. Ce faisant, le discours de Lacan est dans un mouvement non totalitaire qui a sa logique interne, et dont aucun fragment ne peut être détaché et utilisé comme représentatif du mouvement même et du discours dans son ensemble. Le lire, c'est aussi jouer le jeu avec lui pour que le commentaire critique soit scientifique (scientificus).

*

Il y a donc lieu de revenir sur celui qui parle, qui écrit et qui publie de la psychanalyse. Lacan oppose, dès 1946, la causalité de la folie à la causalité psychique. La folie est méconnaissance, c'est la politique de la belle âme décrite par Hegel, qui consiste à reprocher aux autres les troubles du monde, dont l'on est le centre, l'instigateur même. Quand J. Bricmont reprend la position de Lacan refusant la fonction analogique des mathématiques et de la topologie, il écrit: "…wether it is an analogy, Lacan denies it."(3). Quelle place de savoir occupe-t-il qui le conduit à méconnaître la question du Réel alors en jeu ? D'où lui vient l'usage de ce verbe "to deny", que signifie-t-il au juste : négation, dénégation, démenti…? Est-on alors dans la causalité psychique ou dans la causalité de la folie ? Force est de reconnaître qu'il y a, au titre du savoir, une folie très répandue, ne serait-ce que celle de la pureté ! Ceci pour rappeler à chacun la part qu'il prend dans l'événement qui l'offusque.

La décision à proprement parler du psychanalysant qui s'adresse au psychanalyste est dès lors de cesser d'être fou. C'est-à-dire de s'accepter sujet dans les troubles psychiques qui sont manœuvres du langage et non de vouloir s'en défaire dans une langue codée, normée, normalisée, et épurée de tout lapsus et acte manqué. Rien de vrai dans ce qui se découvre de nouveau, qui ne passe par cette autre raison, ayant apparence de déraison pour la raison commune, elle, plus proche du délire. Nous voyons donc très bien à quoi tient cette folie. C'est la prétention d'un reste de philosophie rétrogradée à la cybernétique ; qu'on l'appelle analytique en dit long sur la confusion d'une époque. Les gestionnaires d'une civilisation dite occidentale de cultiver l'occire voudraient voir disparaître les troubles du langage en les rejetant dans la pathologie par opposition au langage codé, véritable langue de bois. Pas étonnant que dans le cadre d'une telle gestion — gérer veut dire aujourd'hui digérer ce qui est troublant, ne plus rien se faire conter, que l'on ne croie plus à la productivité du trouble et de l'émerveillement de la révélation profane, plus de désir, que seule compte la régulation, par la concurrence de préférence — cette gestion, disons-nous, produit la morosité, voire le discrédit, le manque de confiance. Comment voulez-vous faire confiance en effet à des discours aussi irréalistes que ceux de la soi-disant Realpolitik d'aujourd'hui ? Le désir prend plus qu'on n'en croit être maître. Ne pas tolérer les manquements, les dérives, refuser toute erre, toute poésie — et l'on sait que Lacan tenait aussi le discours analytique comme poétique — c'est non seulement produire le discrédit du discours, mais s'en faire l'apôtre.

De qui se moque-t-on, alors qu'il n'y a qu'à lire le drame qui se déroule dans la science à l'occasion de chaque découverte véritable? La vie de Mayer, de G. Cantor, de B. Russell et de tant d'autres est là pour en témoigner. Le drame provoqué par l'analyse est aussi exemplaire. N'en déplaise à Sokal et Bricmont, tout analyste peut faire état de découvertes tant logiques et mathématiques qu'autres. Elles ne sont pas de recherche expérimentale, pas scientifiques en ce sens d'une rationalité invoquée par ces censeurs, mais elles sont rationnelles et sans relativisme dans le champ freudien, grâce à cet exercice déroutant, voire effrayant, du langage, de la parole, de la lecture et de l'écriture qui s'appelle psychanalyse. Il y a une logique propre à rendre compte de la structure du langage, et par conséquent de l'existence de l'inconscient. Il y a des travaux de logique formelle montrant comment est productive la proposition de Lacan de se référer aux nombres complexes (4). L'un d'entre nous démontre, dans une publication savante (5), en mathématiques, comment l'approche par Lacan des ronds entrelacés et emmêlés, dans les dernières années de son séminaire, était porteuse, contre l'avis de la majorité de ses proches et de ses auditeurs d'alors, d'une théorie du nœud et des chaînes. Théorie dont personne de ceux qui sont dominés par la phénoménologie ou la philosophie analytique n'avait eu le soupçon. Avis aux philosophes et aux historiens des sciences, nous en appelons à J. Cavaillès, A. Lautman, J.-T. Desanti, H. Sinaceur, qui nous paraissent compétents en la matière, plus que beaucoup d'autres.

La différence, en ce qui concerne le produit d'un discours, qu'il soit structuré comme un délire ou qu'il paraisse plus plausible, tient dans le choix réitéré par le sujet de l'interlocuteur qu'il a trouvé et dans la responsabilité que, de ce fait, il prend et assume jusque dans toutes les issues qu'il découvre. Cela veut dire qu'il faut laisser déconner ceux qui ne sont pas fous : les autres ont déjà à répondre à leur contrainte. C'est l'affaire de la société de se défendre contre ce qu'elle produit de folie. Que la société soit mal faite, c'est aussi du fait de ses membres, losqu'ils sont incapables de se reconnaître dans ce qu'ils sont et produisent. Vouloir réformer sans s'interroger sur la causalité psychique, sans tenir compte de ce que nous pouvons savoir et dire dans les termes de ce savoir, c'est jouer à l'apprenti sorcier.

Que cette différence entre folie et causalité psychique ne soit pas dite fait qu'elle est imposée d'abord par les violences qui vouent le délirant à se terrer, même au sein de sa famille, ou en retour à faire violence dans les rues. Psychanalystes, nous connaissons la difficulté de la rencontre avec la Loi, nous avons fait l'expérience de tels passages de folie. Le savoir nous impose la responsabilité de dire et de répéter, pour que ça se sache, que même le délire le plus sombre n'est le lieu du malheur que pour ceux qui sont loin de ne pas s'y sentir engagés par l'adresse qu'ils lui donnent.

"Car si d'avoir reconnu cette distance inquantifiable de l'imago et ce tranchant infime de la liberté comme décisifs de la folie, ne suffit pas encore à nous permettre de la guérir, le temps n'est peut-être pas loin où ce nous permettra de la provoquer. Car si rien ne peut nous garantir de ne pas nous perdre dans un mouvement libre vers le vrai, il suffit d'un coup de pouce pour nous assurer de changer le vrai en folie. Alors nous serons passés du domaine de la causalité métaphysique dont on peut se moquer, à celui de la technique scientifique qui ne prête pas à rire. "(Lacan, Écrits, p.192.)

Alors, chevaliers blancs, encore un effort!

Notes

(1) J. Bricmont, in "Postmodernism and its problems with science", parle de "fraudulent works".

(2) La différence scientificus/scientalis est la solution de Boèce à un problème de traduction des Seconds Analytiques d'Aristote.

(3) J. Bricmont, op.cit.

(4) "Thèses sur le ruisseau ardent", Cahiers de lectures freudiennes n° 13, Lysimaque, 1988, Paris pp. 113-131.

(5) J.-M. Vappereau, "D'une autre orientation dans les chaînes et noeuds et la définition du nombre de noeuds", Cahiers de topologie et de géométrie différentielle catégorique, n° XXXVI, pp. 153-191, Amiens 1995.


Psychanalystes.

4-15 février 1997


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