Política del Psicoanálisis

El conflicto JAM-SPP

Troisième lettre
adressée par Jacques-Alain Miller
à l'opinion éclairée

La tendresse des terroristes

De Paris, ce 19 septembre 2001

Non, ce n'était pas une idée que je me faisais. Une corde vibre. J'ai touché le coeur de la ville.

Une grande dame de l'opinion éclairée, croisée il y a quinze ans sans qu'elle ne m'adresse une parole, et moi de même, m'écrit : "Je lis votre lettre avec bonheur !" Le mot est souligné, elle m'explique en quoi je lui donne du bonheur.

Une autre femme des Lumières, vive, entreprenante, du vif-argent, qui connaît "tout le monde", me dit : "Nous sommes toutes avec vous."

La mère de toutes les femmes éclairées de France me fait savoir qu'elle prend plaisir à lire mes "Provinciales". Je n'avais jamais osé l'approcher, je vais me risquer.

Claude Angeli me répond gentiment : il n'est pas le directeur du Canard, il me faudra parler avec son compère Emptaz, auquel il m'annonce.

Un écrivain amant de la Rome antique me parle de mes lettres "si belles". Jamais je n'avais pensé de ma vie écrire rien dont on puisse me dire sans rire : "Ceci est beau." "Comme vous êtes clair !", oui, on me le dit tout le temps, et depuis toujours. Mais "Ceci est beau" ? Voilà qui est nouveau. Je fais du beau, et c'est sans le savoir. Je suis le Monsieur Jourdain du beau.

Catherine Clément m'assure au téléphone que je dispose de deux armes : mon style, ma voix. Qu'a-t-elle, ma voix ? Dieu, ma voix maintenant ! Ce mentor est une Ménade qui me dépèce ! Ma voix ! Moi qui fus chassé de la chorale de l'école communale de la me de Turenne quand on entama le chant charmant ?

Plaisir d'amour ne dure qu'un moment, Chagrin d'amour dure toute la vi-i-ie Ce souvenir ne m'a jamais quitté, durera toute ma vi-i-ie.

Je vois que j'ai provoqué un petit mouvement d'opinion, et que celui-ci s'étend, se tissant fil à fil - chacun a ses raisons. Les Tours fracassées de New York couvrent ce qui chemine dans Paris à bas bmit, et c'est tant mieux. La taupe creuse et rêve : "Un beau matin, elle donne un coup de coude au camarade et patatras, l'idole est par terre" (Le Neveu de Rameau, cité par Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, trad. Lefebvre, Aubier, p. 367). On me contestait naguère l'existence de "transferts de masse". Quelle patience j'aurai eu, et avec quelle engeance ! Lacan disait que l'analyste est un saint.

Cela s'entend en plusieurs sens. L'un d'entre eux est le sens d'Antigone : l'analyste, "insensible aux outrages". Ou encore : l'analyste, "insubmersible". C'est qu'il s'adresse au lieu où l'Autre manque, ne répond pas. Un analyste, il n'y a personne pour le couler, pour le sauver non plus.

Dès qu'il s'agit de psychanalyse, de ce qu'en dit l'analysant, ce qu'en dit un analyste, la question se pose : est-il bien vrai, ce beau mensonge ? Allez savoir ! Ce défaut est de structure. C'est le manque du vrai sur le vrai, comme Lacan le désigne joliment. Ce manque est partout dans le langage, il est mis à. nu dans la psychanalyse.

Les psychanalystes, qui sont les déshabilleurs, sont aussi les déshabillés. Ce sont les plus dépourvus des hommes. De ce fait, le culte de "la garantie" est tout particulièrement développé chez eux. Est-ce assez farce ?

Songez cependant que les malheureux ont à tenir leur place dans un jeu où la règle du partenaire-inconscient est de n'en respecter aucune, tandis que celle du partenaire-symptôme, fixée une fois pour toutes, conditionne une répétition à l'aveugle, le retour invariable du même. Il n'est rien qui change si difficilement qu'un mode de jouir.

Oui, on garantit en psychanalyse. Les psychanalystes forment des groupes, et dans le même groupe disent du bien les uns les autres (?), ou du moins font comme si. Chacun veut bien être co-responsable des bêtises du voisin. On lui fait donc confiance pour ne point trop en faire, et ne pas nuire à la bonne réputation de l'ensemble. M. Denis sera-t-il un jour le Président de sa Société ? Je me demande maintenant si j'ai été bon prophète.

Quant à l'idée d'ouvrir et fermer l'expérience à heure fixe, de fonctionner au taximètre, par séance à durée invariable (jadis c'était l'heure, plus précisément 55 minutes avec une petite pause pour soulager sa vessie, mais personne ne respecte plus cette durée, du moins à Paris), elle est en réalité si opposée à la vraie nature de l'inconscient, qu'elle n'a aucune autre raison d'être, quoi qu'on die (Les femmes savantes), que les aises du praticien. Freud ne dit pas autre chose.

Il s'y est ajouté depuis lors la peur de l'inconnu, la démission devant le Time is money, loi de l'époque, une lâcheté très générale. L'inconscient-qui-ne- connaît-pas-le-temps aurait-il le besoin de prendre son temps pour fulgurer ? On est plutôt porté à croire que les D. ne font pas des étincelles.

Je ne veux censurer personne. Chacun fait comme il l'entend, et comme il sait faire. M. Denis, M. Diatkine, feront jusqu'à la fin des temps leurs séances de 45 minutes, je ferai tout aussi obstinément des séances brèves et variables. Je n'ai pas la prétention de leur enseigner quoi que ce soit, la partie serait perdue d'avance.

La durée serait la grande pomme de discorde entre lacaniens et ipéistes. Ce sont les ipéistes qui voient ça comme ça. Toujours à compter, à mesurer ! Faisons- nous le même métier ? Rien n'est moins sûr.

Nous explorons le même espace, le Continent-Freud, la Terre du Roi Sigmund, mais nous le faisons de façon bien distincte. Nous autres, lacaniens, l'explorons en topologues : la mesure n'est rien ; nous avons des surfaces à un seul côté, nous traversons des points à l'infini ; le proche devient lointain, le lointain devient voisin ; l'instant se dilate, l'heure se resserre ; un mot en dit plus long qu'un long discours. Eux, les ipéistes, se déplacent dans un espace métrique : "Une, deux, trois, quatre, ... et une, qui fait quarante-cinq, le compte y est, au revoir Madame." C'est tout comme dans la vie de tous les jours.

Il n'y a pas à s'étonner que nous n'observions pas les mêmes choses, que nous n'obtenions pas les mêmes résultats, que nous ne marchions pas du même pas dans le monde. Au reste, beaucoup d'entre eux font preuve de curiosité intellectuelle, et nous interrogent avec insistance sur notre manière de faire. De la leur en revanche, la plupart des lacaniens sont curieusement incurieux. Ils souffrent d'un complexe de supériorité si prononcé qu'il en devient alarmant. Attention, mes amis ! Il n'est jamais bon d'être coincé dans la position du pharisien.

Il est très possible que Lacan nous ait donné de l'avance. Mais demain, nous serons tous lacaniens, les ipéistes aussi, je l'ai prophétisé il y a vingt ans. L'incident Denis est un prodrome de cette apothéose. Sachons faciliter leur mutation à nos collègues, et ne pas nous affliger d'avoir à partager Lacan avec eux.

Vendredi 14 septembre, à peine expédié le service de presse, je m'en étais allé chez Tschann apporter les premiers cent exemplaires de ma seconde Lettre, avant de faire le lendemain la toumée des librairies avec Luis Solano et Hamid Arif. C'était peu avant10 heures du soir, heure de la fermeture.

J'en profite pour faire mes emplettes. Les livres s'accumulent sur le comptoir. Sous mon nez, une dame, une autre, un monsieur, achètent la Lettre. Dans l'élan, je dévisse mon stylo, leur propose une dédicace. La première m'a entendu à Vincennes au début des années 70, la seconde est la veuve d'un journaliste, écrivain, dont Tschann a édité deux plaquettes sur un beau papier vergé, le troisième est comédien. Aucun n'est analyste. Mme N* est en analyse : "Je suis comme vous dîtes dans votre première Lettre, une consommatrice, une consommatrice d'un psychanalyste." Elle se reprend, on rit : elle voulait dire "consommatrice de psychanalyse". C'est un mot d'esprit involontaire, ce que les techniciens appellent un lapsus. Tout le monde est freudien chez Tschann, sait reconnaître la vérité se frayant son chemin par l'erreur.

La conversation s'engage. Me voici à lire un passage de la Lettre, à le jouer. Que c'est amusant ! "Vous lisez très bien", me dit le comédien. Il me donne quelques conseils. Du coup, je déclame. La véhémence attire quelques chalands. Ma secrétaire, Nathalie Marchaison, qui est restée éveillée toute la nuit de mardi à mercredi avec moi pour achever la pénultième version de la Lettre, arrive avec l'ami Jorge Forbes, toutjuste débarqué de Roissy, en provenance de Sào Paulo. On s'embrasse. Yannick ferme la boutique. Je suis lancé dans ma lecture.

Les uns suivent le texte, rivés à mes lèvres, d'autres chuchotent, d'autres feuillettent les livres exposés en écoutant d'une oreille distraite. Les rôles s'échangent. Je commente une phrase, on me rétorque, je réponds, on rit, je reprends. Il règne un air de fête, de comédie musicale, c'est un Singing in the Rain sur le Mont Pamasse. Où est le Paris compassé dont le lugubre m'étreint chaque fois que je reviens d'Amérique latine ? On est au Brésil, manque seulement la samba, mais on est à Paris, il y a le vin, déjà les bouteilles sont débouchées, les verres sont pleins, vides aussitôt. C'est le meeting improvisé. Agit-prop dans les beaux-quartiers.

Remontent les souvenirs : la Rhodia à Besançon, où je fis mes classes d'agitateur ; la Fac, où j'arrêtais avec un micro mille étudiants que les anars voulaient entraîner à occuper le théâtre de Ledoux de l'autre côté de la me, pour faire comme à l'Odéon ; les usines Peugeot à Sochaux, où je fus dénoncé par la CGT ("Bébé Miller", Ô mes cheveux blancs !) et soutenu par les gars de LO (]es amis d'Arlette) en plongée profonde dans la masse ouvrière ; Renault-Cléon, où je pris une brique ou un boulon sur le front, du sang partout. Je fus recousu à l'Hôpital de Rouen, je me disais qu'un peu plus tôt ç'aurait été par le père de Flaubert. J'en ai gardé une très mince cicatrice au-dessus du sourcil droit.

Dans la boutique, chacun y va de son histoire, chacun a rencontré le bâillon, l'injustice, le mépris du droit, chacun a son Denis, qu'il raconte aux autres. Jorge me dit : "Mais tu es Camille Desmoulins ! D'ailleurs, Lucile ..."

Pauvre Camille ! Pauvre Lucile

Ils habitaient place du Théâtre de l'Odéon, jadis je savais la maison. On vint saisir l'homme à la feuille de marronnier sous les yeux de Lucile éplorée. Maximilien avait été témoin à leur mariage. Il en fut déchiré, j'en suis sûr, c'était une âme sensible. Quelle jouissance aussi devait lui donner d'être incormptible, implacable, tout au service de l'Idée, de la Cause ! Tout entier instmment I C'est la vraie jouissance perverse, celle qui fait le secret des grandes sublimations politiques.

J'ai tant aimé Robespierre, je me suis tant identifié à lui depuis mes treize ans (j'avais son portrait dans ma chambre), que je te le dis, Lecteur, en connaissance de cause : ne cherche pas la perfection morale chez l'homme politique, ne traque pas le demier centime, laisse-le abuser un peu de la fonction quand il en abuse en sybarite, pour ses petits plaisirs, pour se dorer la pilule au soleil, resquiller dans les transports, abriter ses amours adultérines, refiler un pourboire, loger son rejeton.

Malheur au peuple dont le Prince est un homme intègre, trop intègre ! Les Français, les Anglais les appellent Frogs. Grenouilles nous sommes, mais grenouilles qui avons lu La Fontaine, et voulons un soliveau pour maître. Oui, un qui fait de la figuration, qui ne peut donner des leçons à personne, qu'on n'a pas à respecter, au moins à respecter plus que sa fonction. Un bon garçon tout à tous, selon la recette jésuite, qui ne recule pas à dire tout et le contraire de tout dans le -5- même souffle, et ne se pousse pas du col. Le Français n'aime pas les pharisiens, du genre "Plus honnête que moi, tu meurs".

La gauche aligne pour l'élection présidentielle ce qu'elle a de meilleur, une belle cohorte de pauvres Bitos (lit-on encore Anouilh ?). Ils sont parfaits. Il leur manque seulement ce qui donne vraiment confiance au vieux peuple des trois cents fromages : le frelatage léger qui relève le goût, la corruption innocente et gaie. La morale en politique est bonne pour ces malheureuses nations qui n'ont pas de cuisine et veulent tout pasteuriser. Les fils de Brillat-Savarin ne se laisseront pas faire.

Qui aurait fait confiance à De Gaulle, à ses lubies maniaco-dépressives, s'il n'y avait eu Sancho à ses côtés, Jacques Foccart, ses pieds sur terre, ses barbouzes, ses gros bras, la meute de tueurs et de mauvais garçons qu'il avait domestiqués ? Voyez son Joumal de l'Élysée (cinq volumes parus chez Fayard-Jeune Afrique). D'avoir trempé dans le scandale de Panama a-t-il nui au Père-La-Victoire ? Pour avoir été une fois dans ma vie à l'Hôtel Matignon, convié à un déjeuner- psychanalyse avec Michel Rocard que lui organisait sa dulcinée du moment, membre de la SPP, je lui ai envoyé ma seconde Lettre, avec une dédicace insolente : "Au politique éclairé - mais pas assez voyou."

Pauvre Rocard ! À l'heure H, dato signo, Mitterrand l'envoya ad padres en moins de deux. La gauche morale, la gauche des petits saints, ne serait jamais arrivée au pouvoir toute seule. Quand on est impeccable, on n'est pas fait pour le pouvoir, mais pour le contre-pouvoir. Quand on peut faire la leçon à tout le monde, eh bien, on la fait : on est tribun du peuple, ou éditorialiste, ou conscience. Ah ! être conscience, conscience nationale. Dans ce rôle de Père noble, le grand Mendès France, l'admirable PMF, nous l'avons vu avec douleur se ratatiner sous nos yeux. Il faisait l'unanimité des raisonnables : cela ne pardonne pas. Ce n'est pas la conscience, c'est l'inconscient qui vote, comme c'est l'inconscient qui choisit votre partenaire-symptôme.

Tout mao que je fus après 68, j'aimais bien les trotskystes, surtout les gars de Krivine, à la coule, opportunistes, diserts, grands collecteurs de signatures d'intellectuels, d'actrices, d'artistes, dans la grande tradition du Vieux, qui avait flirté avec Breton, et qui, lui aussi, n'était pas assez voyou. Un poids-plume à côté de Staline.

-6- Trotsky était un bon écrivain - lit-on encore Ma vie ? -, ce n'était pas un grand politique. Van Heijnoort, qui fut son garde du corps, qui veilla sur lui le pistolet à la ceinture plusieurs années de rang, devint par la suite logicien à Harvard, et publia cet admirable recueil, From Frege to Gôdel, qui fut ma Bible durant mes années d'École normale. Il venait souvent à Paris, logeait rue des Écoles, à l'ombre du Collège de France. Je devins son ami. Il passa un Noël à Guitrancourt. Nous parlions du transfert des trotskystes envers Trotsky, pour convenir qu'il n'était pas différent de celui des lacaniens envers Lacan. Au principe, il y a une rencontre, contingente, et puis l'effet de "sujet-supposé- savoir", qui survit très bien à la mort du corps.

Bien qu'infatué, ce que Staline n'était nullement, Trotsky avait une personnalité attachante. Ce n'était pas vraiment le cas de Staline. J'ai dévoré aussitôt pame la biographie que lui a consacrée Jean-Jacques Marie (chez Fayard, en mai demier). Quelle success story !

Résumé : il est lâche, il est bête, il est moche, il est ignare, il est né dans un trou au fin fond de l'Empire, il est fils d'un savetier, il porte un nom impossible, il est petit, il a un bras atrophié, une voix monocorde. Il n'a pas de vocabulaire. Il arrive au pinacle sur des montagnes de cadavres (on les compte encore), il continue de tuer - ses camarades, ses associés, ses généraux, le tout-venant, des peuples entiers, Dieu reconnaîtra les siens. Il mène une vie exemplaire, austère, toute de travail et de machinations. Il est adulé par la moitié de la planète, craint et respecté de l'autre. Son pouvoir survit à une guerre mondiale, mieux, s'étend, prospère. C'est un des "Géants" du siècle. Uncle Joe, disent les Américains. Né en 1878, il meurt dans son lit le 5 mars 1953. Faîtes mieux.

Quel était le secret de Staline ?

D'abord, il ne donnait de droit de réponse à personne. Mais cela ne suffit pas à faire un Staline - tout juste un tyranneau parisien, dont un collègue très Vieille France m'assure qu'il est le plus courtois des hommes, tout en m'expliquant que par mon persiflage (ii n'a lu que ma première Lettre) je nuis à la psychanalyse. Nous verrons, cher confrère, nous verrons, ce n'est pas dit.

Ceci est déjà beaucoup plus fort : Tonton Jo ne reconnaissait jamais une erreur, ne se laissait jamais entamer par rien, rejetait toujours la faute sur l'autre. En août 1920, sur le front polonais, il refuse des renforts à Toukhatchevski, les troupes de Pilsudki bousculent l'Armée Rouge devant Varsovie, elle détale : 40 000 soldats faits prisonniers. Il est destitué, rappelé à Moscou. L'épisode n'entame pas son aplomb, il donne des leçons de stratégie au haut commandement, il continue de pondre des "messages insolents et bmtaux comme nul n'en adressera jamais à Lénine et au bureau politique au cours de la guerre civile" (p. 189). Sa fermeté impressionne. Tous cèdent devant lui.

Sa nullité intellectuelle le sert : le cadre moyen s'identifie à lui, il dorlote tous ceux que bouscule la superbe de Trotsky. Celui-ci écrit ces mots qui le condamnent : "J'ai dû souvent, presque à chaque pas, marcher sur les cors aux pieds de passions personnelles, d'amitiés ou d'amours-propres... Staline recueillait avec soin les gens qui avaient eu les cors écrasés" (cité par Marie, p. 256).

Il sait avant vous que vous le trahirez, il agit en conséquence. Sa prudence ne fut jamais prise en défaut.

Dès que la maladie affaiblit Lénine, il le traite par le mépris, ne se dérange plus pour l'écouter, lui manifeste de l'irritation, le traite avec morgue, rudoie Kroupskaia (la femme du vieux chef).

Lénine ! Le grand Lénine !

Alors que j'étais encore mao, un jour que Lacan essayait de me détoumer de risquer la vie du père de ses petits-enfants, il finit par me lancer : "Écoutez, si c'est vraiment ce que vous voulez, alors au moins - soyez Lénine !" Je le regardais estomaqué. S'était-il dit un jour : "Être Freud ou rien" ?

On voit passer dans le livre de Marie un Lénine pathétique, divisé, rongé par l'inquiétude, ébahi de ce que devient sous ses yeux le bel enfant sorti de son cerveau fertile, la conspiration la plus réussie du XIXe siècle.

La Révolution de 17 fut le fruit d'une vendetta slave. Vladimir vengea héroïquement Sasha, le frère aîné (de quatre ans), chimiste d'un petit groupe de garçons qui sacrifièrent leurs jeunes vies au désir passionné de prendre celle d'un Tzar.

On sait depuis les anciens Chinois que celui qui est prêt à sacrifier sa vie est maître de celle de l'Empereur. Ce n'est pas un kamikaze, un anarchiste, un maboul de Kaboul, que Tacite met en scène, c'est Othon - M. Salvius Otho, de famille consulaire, le second mari de Poppée, qui devint Empereur en trahissant Galba. Il lui fait dire, ou mminer, que "la mort est égale pour tous selon la nature, et qu'elle -8- ne diffère devant la postérité que par l'oubli ou la gloire ; si l'innocent et le coupable doivent avoir la même fin, c'est se montrer un homme de coeur que de mériter sa mort" (Histoires, I, XXI, trad. Grimal, Pléiade, p. 123).

Le texte latin dit : "acrioris vin esse merito perire". Budé traduit "acrioris" par "plus énergique", formule plus stendhalienne, que j'aime peut-être davantage. Mais ce n'est pas encore ça. L'homme acer est l'homme vif, impétueux, ardent, passionné, acharné, infatigable, âpre, rigoureux, celui qui en a, acrioris, qui en a un peu plus.

Quant au "merito perire" ... Je n'ai jamais oublié cette formule depuis que je la déchiffrai à quatorze ans avec mon maître Laugier, normalien élève d'Althusser et de Pierre Grimal, dont je fus le tapir (il me donnait des leçons particulières). Il me fit désirer d'être normalien ; c'était un homme universel. Il écrit peu ; on a de lui le Tacite par lui-même du Seuil. Je lui dois de connaître l'oeuvre de Ronald Syme, et bien d'autres choses encore.

Merito perire - mais oui I bien sûr. C'est le contraire de la fade pensée de Senancour, qui pourtant emballait Unamuno : "Si le néant nous est réservé, ne faisons pas que ce soit une justice." Mourir, et mériter la mort, tout me disait que c'était là le sort digne d'un héros. Si l'on ne veut pas de ça, alors il ne faut pas faire lire aux petits garçons, dans les classes de sixième, l'Abrégé du "De Viris illustribus" de l'abbé Lhomond.

Alexandre Oulianov, apprenti terroriste, mourut pendu à l'âge de vingt-etun ans. Vladimir avait dix-sept ans. Edmund Wilson parle des deux frères avec une tendresse dont l'émotion est encore relevée par la sobriété du style, dans ce livre merveilleux que détestait Nabokov, fils de Cadet : Ta the Finland Station. Ce chef d'oeuvre littéraire du progressisme américain des années 40 est un vrai conte de fées pour les grands.

"Il n'y a pas de grandes personnes", c'est la parole la plus profonde de Malraux : du meilleur freudisme populaire. Wilson donne de magnifiques images d'Épinal de Marx ("Karl Marx décide de changer le monde"), Engels, Bakounine, et Lénine ("Le grand maître d'école"). Mais son marxisme de compagnon de route ne conserve pas au terrorisme sa mièvre poésie, mieux accordée au génie d'Albert Camus. On a oublié sa pièce de 1950, Les justes, comme on a oublié Anouilh.

Mais où sont les neiges d'antan ? Qui se souvient des triomphes terroristes de l'idéalisme fin-de-siècle ? Le nihilisme, popularisé par Tourgueniev (Pères et Fils) était alors dans toute sa fraîcheur, le populisme, l'anarchisme. Où est donc, où, en quel pays, Véra la belle Russe qui exécuta le général Trepov et sauva sa tête ? Où es-tu, Narodnaja Volja, qui tuas Alexandre II le ler mars 1881? Et toi, Ravachol, qui fis trembler Paris, et montas à l'échafaud en chantant (1892) ? Caserio qui révolvérisas Sadi Carnot (1894) ? Et vous, Catalans indomptables, liquidés à Montjuich ? Où es-tu, toi surtout, Gabriel Prinzip, qui dépêchas de main de maître l'archiduc d'Autriche et sa morganatique mome, à Sarajevo, le 28 juin 1914 ? Ô toi qui fis crépiter avec une simple pétoire "the fatal spark", l'étincelle fatale, dit Liddell Hart, qui mit le feu à l'Europe et au monde ! (History of the first ww, Pan Books, p. 16).

Ô Tchemychevski ! auteur du Que faire ? que Lénine pompa. Ô Netchàiev ! poète du Catéchisme révolutionnaire. Ô Ivanov, sa victime ! Toi dont le martyre inspira Dostoïevski. Ô mythique Impératrice ! Sublime Sissi ! Ravissante Romi ! (moi idéal de ma Sylvia, six ans). Toi qui péris (1898) aux bords du lac où tu fus laissée (le Léman) pour dorloter ta mélancolie. Ô Malatesta ! inlassable cabochard, éditeur de revues - Pensiero e Volonta, le beau titre ! Alas poor Barthou ! qui défunctas pour ton malheur sur la Canebière (1934), ce qui ne fait pas sérieux, et tombas sur le corps du fils Karageorgevitch, dictateur de Yougoslavie. Ô bourreaux ! Ô victimes ! Je pense à vous. Je vous unis dans mon pieux souvenir.

Oui, presque tous ces bourreaux furent des coeurs purs (pas les Oustachis, c'est entendu). On ne peut le dire que de quelques-unes de leurs victimes. Autant le bourreau-fonctionnaire est infâme et abject - Joseph de Maistre le dit, Hannah Arendt ne le dit pas assez, ne le voit même pas -, autant le bourreau-terroriste, celui qui ne s'autorise que de lui-même, comme dirait l'autre, est un enfant de choeur, un saint de vitrail, ange pressé de se dépouiller de son corps, d'affranchir son âme volontaire de la guenille qui l'entrave, pour cingler dans un grand éblouissement vers sa patrie toute spirituelle.

Bakounine disait (cité par Hélène Carrère d'Encausse, Lénine, Fayard,1998, p. 61) : "Ils sont magnifiques, ces jeunes fanatiques, croyants sans Dieu, héros sans phrases."

Un terroriste est un idéaliste. C'est un fou, ce n'est pas une canaille. Moi qui vous parle, il s'en fallut de peu sans doute que je ne connusse le sort de Feltrinelli, s'il fut bien l'artificier maladroit qui sauta près d'un pylône. C'est là où se justifie la parole de Lacan selon laquelle "l'erreur de bonne foi est de toute la plus impardonnable" (Écrits, p. 859).

Cet effet d'échelle renversée relève de la même inspiration que l'immortel essai de Thomas de Quincey, De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts, où l'on peut lire : "Pour peu qu'un homme se laisse aller à l'assassinat, il en viendra bientôt à boire et à enfreindre le sabbat, et de là il tombera dans l'impolitesse et la nonchalance."

Le paradoxe lacanien exprime l'essence même du freudisme dans sa salubrité. Le fait de l'inconscient vous interdit en effet de vous prévaloir de votre bonne foi, votre bonne intention, votre belle âme. "Je n'ai pas voulu cela" ne vaut pas absolution. Oui, cela que tu as fait, ou qui résulte de ce que tu as fait, tu l'as voulu, car ce que tu as voulu, tu ne le sais pas. Ce sont les conséquences qui te l'apprennent. Ce qu'il a voulu, l'homme est condamné à ne le savoir qu'aprèscoup.

L'éthique de l'intention est bonne fille, qui fait du sujet toujours un innocent, sauf à douter, comme Kant, que jamais une bonne intention, absolument bonne, ait pam en ce monde. L'inconscient veut une plus mâle morale : tu ne saurais te tenir pour quitte des suites involontaires de ta bêtise. Il y a plus de choses dans ta volonté et dans ton coeur, Horatio, que n'en rêve ta philosophie (id est la philosophie de tout le monde).

On répète le dit de Lacan, "Ne cède pas sur ton désir", et on crie "Au meurtre I À l'assassin ! Attentat à la morale publique !", on ameute la population, on appelle sur lui comme jadis sur Freud la censure des bien-pensants. Lacan dit exactement, dans ma version du Séminaire L'Éthique de la psychanalyse (Seuil, 1986) : "Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective psychanalytique, c'est d'avoir cédé sur son désir" (p. 368).

J'ai jadis démontré, et rappelé dans Le Monde, que Lacan fait ici écho au Freud du Malaise dans la civilisation, selon lequel "chaque renoncement à la pulsion - « à la satisfaction pulsionnelle » - devient une source dynamique de la conscience morale, chaque renoncement nouveau accroît la sévérité et l'intolérance de celle-ci". Ce qui signifie que selon Freud, et contrairement à ce que voudrait le sens commun, le sentiment de culpabilité inconscient n'est jamais si vif que lorsque le sujet sacrifie sa jouissance à l'idéal moral. Ainsi le "Surmoi" se nourritil des renoncements mêmes qu'il exige. Freud présente cette notation comme l'apport spécifique de la clinique psychanalytique à la question de l'éthique. Le "avoir cédé sur son désir" de Lacan traduit et transpose à la fois le "Triebverzicht" de Freud

C'était aussi l'intuition de Nietzsche, que je citais récemment. Le génial philosophe psychotique, fils du pasteur de Rôcken comme Cioran, dépressif insomniaque, était fils du prêtre orthodoxe de Rasinari, imputait au "training de la pénitence et de la rédemption" ce qu'il appelait "le délire collectif des enragés de la mort", dont il stigmatisait "le cri atroce, Evviva la morte" (La Généalogie de la morale, III, 21, p. 331 de l'éd. NRF,1971).

De même, l'inconscient ne veut pas dire : tous victimes.

L'inconscient veut dire : tes intentions qui sont mignonnes, tes idées qui sont tes catins, tout cela est un trompe-l'oeil, une façade, dit Freud (en français dans le texte). Ce sont les conséquences qui font poids, et dont tu es responsable. Déchiffre ton inconscient - impératif éthique -, car ce que tu n'as pas voulu, ce que tu ne sais pas, sera retenu contre toi. C'est la dure loi de Freud, la terrible lex Freudiana.

On s'imagine que la doctrine psychanalytique exonère l'humanité, que le déterminisme inconscient dédouane tout un chacun, que Freud est le nouveau Rédempteur, qui vous remet vos péchés. Inconscient = punition impossible. C'est ainsi que l'on interprète le freudisme au public : de travers. Ce fait accuse non pas Freud, ni le commun des journalistes, mais les freudiens, incapables de s'égaler à la pensée que l'inconscient veut dire tout le contraire : que je suis responsable plus loin que ma conscience n'étend son empire. Seul Lacan écrit, et il est encore incompris : "De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables. Qu'on appelle cela où l'on veut, du terrorisme" (Écrits, p. 858).

Je me suis aperçu l'an demier seulement, à lire un collègue argentin trop tôt dispam, l'admirable Javier Arambum, que Lacan ne faisait ici que donner le style Saint-Just, le style André Breton, à un tout petit texte de Freud de 1925, "Die sittliche Verantwortung für den Inhalt der Tràume" (trad. française : "De la responsabilité morale du contenu des rêves" dans Résultats, idées, problèmes, II, PUF, 1985, p. 144-148).

Les vieux bolcheviks, loin d'être les hommes sans faille de la légende dorée de la Révolution, apparaissent au clinicien tous très atteints. La plupart, des névrosés pommés, risquant follement leur vie et curieusement couards au moment décisif, croyant au Père Noël et perdant la tête au premier déboire, des hystériques éperdus voulant qu'on les aime, pêchant les compliments, des obsessionnels douteurs, hésitants, emberlificotés, ou encore des jouisseurs à la petite semaine.

Staline était d'une trempe toute autre. Aucun scmpule, aucune décence. Pas de vacillation, pas de manque-à-être. L'homme d'acier, la parfaite canaille, inentamable, fermée sur elle-même, "calme bloc ici-bas chu d'un désastre obscur".

La splendeur de la canaille, le rayonnement maléfique qui lui est particulier, lui vient de n'avoir pas d'altérité : la canaille n'admet ni l'Autre majuscule, qui n'est que fiction, ni les autres, qui ne valent rien. Ce n'est pas du narcissisme, car à Narcisse il faut et la scène et le spectateur. N'appelons pas cela non plus du cynisme, haute ascèse spirituelle et hygiénique. Ce serait plutôt de l'autisme politique, pour parler comme mes amis Lefort. Voyez Staline à la réunion du Comité central qui destitue le 9 septembre 1940 son protégé Avdeenko,l'ancien mineur du Dombass, p. 594-595 du Marie.

On peut reprocher bien des choses à Staline, mais il faut dire quelque chose en sa faveur : il ne fut pas gâté par sa naissance, il commença par être séminariste, comme Julien Sorel, mais il ne fut jamais, jamais, un terroriste. Entendez-moi bien : il organisa la Grande Terreur, il arma des terroristes, il affama des peuples, fut un dépeupleur, mais ne fut jamais un de ces terroristes mettant leur vie en jeu, c'est-à-dire acceptant de la perdre pour un signifiant idéal, comme fut Julien.

Staline - Koba en ce temps-là - se fit passer pour l'organisateur de la manifestation sanglante de Batoum, port de la Mer Noire, en mars 1902, à la suite de la fermeture de la raffinerie Rothschild. Barbusse le décrit "comme une cible à la tête de la manifestation". "En fait de cible, écrit Marie (p. 69), nul ne l'a vu, sauf un commissaire de police dont les juges rejetèrent le témoignage."

Le terroriste qui donne sa vie pour prendre celle des autres, rien n'est plus loin de la canaille. Le principe subjectif du terrorisme n'est pas différent de celui de l'anorexie. "Je voulais un corps d'ange", me dit au déjeuner l'ancienne anorexique, qui ne fait que picorer. Oui, d'ange exterminateur.

Mieux vaut, n'est-ce pas, la démocrassouille, comme disent les fachos.

La vrai question est de savoir pourquoi la psychanalyse ne prend pas racine en terre d'Islam. Il le faudrait pourtant, pour assécher la jouissance mortifère du sacrifice.

Commencé le 19 septembre, achevé le 30

Post-scriptum Quelle est l'origine du "cri atroce" (Nietzsche dixit) Evviva la morte ? Pourquoi en italien ? J'ai demandé à Uberto Zuccardi-Merli, jeune praticien milanais, de s'en enquérir auprès de ses maîtres. Voici le texte de la note qu'il m'a remise aujourd'hui 9 octobre :

"j'ai fait appel à quatre professeurs de la Faculté de Philosophie et d'Histoire de l'Université de Milan (la "statale").

Alfiedo Marini, professeur d'histoire de la philosophie modeme et contemporaine, spécialiste de Nietzsche et Heidegger, pense que le « Evviva la morte » pou"ait renvoyer à un quelconque mouvement hérétique des XVIe, XVIP ou XVIIP siècles. Il m'a conseillé de consulter à propos des épidémies idéologiques de la période, et aussi du XIIXf, le professeur Davide Bigalli. je le verrai ce jeudi.

Maria Temesa Fumagalli Beonio Brocchieri, qui enseigne l'histoire de la philosophie médiévale, opine que Nietzsche a dû « constmire » la citation, en raison de l'image erronée du monde gothique qui circulait au XIIXf siècle. Il est exclu selon elle que les hérétiques soient en cause, car ils n'ont jamais désiré créer des mouvements de masse.

Elio Franzini, qui enseigne l'esthétique, et qui a consacré à Nietzsche de nombreux cours, m'a indiqué que dans La Généalogie, le philosophe donne d'autres exemples d'épidémies collectives d'hystérie et de dépression causées par l'ascétisme, et ce, entre la Renaissance et les Temps modemes. Il m'a renvoyé à des spécialistes des textes apocryphes.

Enfin, le professeur Dario Borso (Histoire de la philosophie modeme) m'a affirmé qu'aucun mouvement religieux, politique, subversif, n'a jamais utilisé ce cri avant les phalangistes espagnols. Il ne comprend pas d'où Nietzsche l'aurait tiré. Il pencherait plutôtà y voir quelque chose que celui-ci aurait imaginé.

Il me semble qu'Umberto Eco pou"ait apporter une contribution à notre quête. "

Il serait saumâtre que le général phalangiste qui indigna Unamuno ait en fait trouvé son Viva la muerte chez Nietzsche. Peut-être celui-ci pensait-il à la crise de 1260, dont le Père de Lubac écrit (La postérité spirituelle de joachim de Fiore, P. Lethilleux,1980, tome I, p. 89) : "Ce ne fut qu'une année de terreur. Un souffle violent d'Apocalypse passa sur une grande partie de l'Europe. De grandes masses de peuple se mirent à sillonner les campagnes et à pénétrer dans les villes, en se flagellant et en chantant des psaumes de pénitence. C'est peut-être en ces temps-là (mais la chose est contestée) que Thomas de Celano aurait composé le Dies irae." De Lubac renvoie à un ouvrage qui doit être facile à trouver à Milan : d'Antonio Crocco, Profilo storico del Gioacchinismo, Sophia, 24, 1956. Voir aussi le livre de Norman Cohn sur les millénarismes, et le dictionnaire de Desroche, Dieux d'hommes, Mouton, 1969. Carlo Ginzburg doit avoir un avis sur la question.

 

 

 

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