Política del Psicoanálisis

El conflicto JAM-SPP

Quatrième lettre
adressée par Jacques-Alain Miller
à l'opinion éclairée

A la mémoire de Freud

De Paris, ce 7 octobre 2001

Jean-François Rabain, de la SPP, était avec son épouse de ce dîner auquel j'ai fait allusion, où Jean Cournut, le Président de la Société, nous raconta le Lacan qu'il avait connu, ses présentations de malades qu'il avait suivies un temps, ce qu'il avait cru percevoir de son désir de le prendre en analyse, et qu'il avait éconduit.

Au reçu de ma première Lettre, Rabain me retourna une aimable petite carte : il me signalait un lapsus, me le commentait, et m'incitait gentiment à poursuivre mon "auto-analyse". Je lui téléphonai, le remerciai, et lui demandai d'écrire quelque chose dont je pourrai faire état dans ma Lettre troisième. Je reçus la lettre suivante, datée du 27 septembre :

Cher ami,

La lecture attentive de votre "Première Lettre adressée à l'opinion éclairée" m'a permis de relever un lapsus qui, je l'imagine, vous amusera.

Vous évoquez, page onze, le "cheval de Nida" (il faut lire de "Schilda") dont parle Freud à la fin de sa cinquième et demière conférence de Worcester en 1909. (Sur la psychanalyse. Cinq conférences, Gallimard 1991, p. l16).

Ainsi que vous l'écrivez, le malheureux cheval finit par mourir de faim, son maître ayant par trop réduit sa pitance et Freud évoque sa fin tragique pour mettre en garde contre trop de sacrifices libidinaux, trop de sublimations ("Si la limitation de la sexualité doit être poussée trop loin, elle doit nécessairement apporter avec elle tous les dommages d'une exploitation spoliatrice'[ écrit-il).

Au lieu de "Schilda" vous écrivez "Nida'[ ce lapsus évoquant irrésistiblement le "iVitz", le "trait d'esprit", ainsi que Lacan nous a proposé d'en traduire le terme ("L'instance de la lettre dans l'inconscient", Écrits, p. 522), soulignant ainsi sa fulgurance, sa valeur d'invention, de "signifiant", diriez-vous peut-être.

De l'esprit, vos deux Lettres en témoignent, certes, et les références littéraires ou philosophiques qui émaillent vos textes en font une lecture passionnante. La seconde Lettre, que je trouve très émouvante à bien des égards, est un morceau de votre propre auto-analyse, et je me permets d'y ajouter une association personnelle.

Vous écrivez, donc, "Nida". Dans la tradition juive les lois du Niddah sont celles qui proscrivent les relations sexuelles pendant la période des règles et pendant les 7 jours qui suivent (Lévitique, 15,19). La Tvilah, l'immersion dans le bain rituel, clôt cette période de purification.

Nous pourrions beaucoup travailler cette opposition du pur et de l'impur, de l'aspiration à une différence, en réfléchissant à ce passionnant lapsus, qui ne renvoie pas seulement à la différence sexuelle, ou à la valeur séparatrice propre à la fonction symbolique elle-même, mais aussi à l'histoire de nos différences entre analystes et à celle de nos identités.

"Blut ist ein besonderer Saft", "Le sang est un liquide bien étrange" ("une sève particulière"), disait Freud à la fin de sa vie, en citant Faust.

Bien cordialement à vous.

Je devrai à mon éminent confrère le fragment qui vient maintenant. Je le dédie à la mémoire de notre maître commun.

Rabain m'aime bien. Il me l'avait fait sentir d'emblée : il était arrivé au dîner dont j'ai parlé avec la photocopie d'une lettre d'Althusser, déclarant qu'il avait un élève de vingt ans sachant plus de philosophie qu'aucun homme en France. "Il avait ses moments de folie, vous savez", lui avais-je répondu en riant.

Il y a entre Rabain et moi deux points communs, qui créèrent entre nous ce soir-là une complicité. Nous avons la même kinésithérapeute, l'excellente Mme Vespa, 41, avenue Rapp. Tout psychanalyste a besoin de compenser les désastreux effets physiques de la pratique assise. Et puis, nous sommes tous deux des gendres, lui celui de Serge Lebovici.

"Lebovici tenait Lacan pour son ennemi personnel", me disait l'autre jour Élisabeth Roudinesco, tandis que l'on m'avait rapporté la veille que "Je ne l'ai jamais entendu dire du mal de Lacan", avait tenu à attester, lors de l'hommage de la SPP au disparu, Daniel Widlôcher, l'actuel Président de l'IPA, qui fut Secrétaire sous la présidence de "Lébo". Qui croire ? L'illustre historienne ? L'auguste Président ?

Voilà bien "la fragilité du témoignage humain" dont Élisabeth bassine ses auditoires, ce pourquoi elle me presse sur tous les tons de lui ouvrir les Archives Lacan depuis que nous avons fait notre paix - "C'est Yalta !", lui avais-je dit. Le malheur est qu'une archive n'est jamais qu'un témoignage écrit. Par exemple, mon "C'est Yalta !", je viens de le faire passer à l'état documentaire, mais Élisabeth l'avait-t-elle entendu au Petit Zinc ? Peut-être avait-t-elle entendu "Seyant, tant !", ma voix étant un peu sourde, et élégante sa toilette.

Je ne crois pas que le témoignage soit "fragile". C'est toute communication qui est malentendu. Lacan le dit, malentendu compris. Et toute pensée n'est qu'un brouillard. Nous pensons, certes - je n'en doute pas, à la différence de certains neuro-enthousiastes extrémistes-, mais ne savons pas - pas "vraiment" - ce que nous pensons. Le plus souvent, nous avons connaissance en nous d'une confusion des sentiments (titre de Zweig) qui fluctue au gré des circonstances. De temps en temps, la soupe sentimentale cristallise. Amour, haine, se détachent. Il suffit d'un rien pour que l'adoration se mue en détestation. L'inverse n'est pas moins vrai. Le phénomène est bien connu, et a été exploité par Hollywood dans le registre comique. Donc, Lébo savait-il bien s'il adorait ou s'il détestait Lacan ? Et comment, nous, le savoir ? La question comme la réponse m'indiffèrent.

Je tiens pour avéré que nous aimons qui nous haïssons.

Ce que j'appelle ici aimer, c'est prendre plaisir à des pensées concemant une personne. Il arrive que l'on ne s'autorise à penser à quelqu'un qu'à la condition de le haïr. Le rêveur dit : "J'ai vu quelqu'un, je ne saurais dire qui, mais ce n'est pas ma mère." Et Freud : "C'est donc ta mère." Il explique que le sujet n'a pu s'autoriser à dire mère qu'à la condition d'ajouter le marqueur de négation. La négation signale précisément le désir refoulé. Cette rature qui souligne et qui avoue, cette rature bavarde, Freud la nomme "Verneinung", dénégation. Eh bien, l'affect de haine aussi est dénégation. Il faut bien que l'on aime quelqu'un, par quelque côté, si on lui dédie du temps de pensée.

C'est l'analyste qui parle. Ni l'expérience intérieure, ni l'expérience analytique, n'ont révélé en moi de haine pour personne. Je voulus faire une exception pour quelqu'un qui me trahit bassement, et son maître Lacan, mais non, il me fallut me rendre à l'évidence : comment haïr quelqu'un à qui l'on ne pense jamais ?

Si l'on veut garder son temps pour penser ce qui mérite de l'être, le plus court est de mépriser. Lacan fait l'éloge du mépris (Séminaire Encore, p. 90). Il suppose que Lénine ne haïssait point, mais méprisait. Pour moi, je ne méprise pas plus que je ne hais, j'oublie tout simplement.

Quel bienfait que l'oubli ! Il est dû à ce "mécanisme de défense" que Freud a isolé sous le nom d'isolation, et qui consiste à ne penser pas à ce qui déplaît. En un sens, c'est une pathologie, caractéristique du sujet obsessionnel. En un autre, c'est ce que tout le monde fait. On ne pense qu'à ce qui satisfait, apporte de la jouissance.

"Mais comment ! Je pense à ceci, qui me fait beaucoup souffrir !" - "À cette objection répond précisément notre concept de l'inconscient : cela te fait plaisir sans que tu n'en saches rien." - "Et toi, d'où le sais-tu ?" - "Freud l'a dit."

C'est moins une démonstration qu'un axiome de Freud: l'appareil psychique ne travaille que pour le plaisir. "Sous le fouet du plaisir, ce bourreau sans merci", dit Baudelaire. Lacan traduit : "le sujet est heureux". Même si vous avez quelque gros symptôme qui vous fait bien du souci, qui vous gâche la vie, quelque compulsion irraisonnée, quelque phobie bien incapacitante, quelque partenaire dont vous n'arrivez pas à vous défaire en dépit des larmes qu'il vous tire, des déconvenues qu'il vous apporte, eh bien ! sachez que par quelque biais, que votre analyse vous révélera, il vous satisfait. C'est le point de vue freudien dans son inhumanité.

Comme il est difficile de dire les effets d'une analyse ! À telle hystérique, sa cure donnera de la défense, une carapace, l'aidera à se déprendre de sa dépendance douloureuse envers le désir de l'Autre, lui apprendra l'isolation. Tel obsessionnel, elle le forcera à penser à ce qui lui déplaît, lui perrnettra de franchir la barrière du plaisir, à faire aussitôt ce qu'il atermoie, à regarder en face ce qu'il ne considérait que de biais ou pas du tout.

Un peu d'isolation protège ; trop, et vous voilà autruche plumée. Pendant que le monde se fait et que Dieu calcule, le volatile ridicule profère : "Je suis maître de moi comme de l'univers." Cette maîtrise aveugle est bien imprudente. Le stoïcisme, que prônent les médias dans les pages où ils ne sont pas épicuriens, était "un masochisme politisé" (Lacan). C'était une philosophie faite pour de malheureux courtisans à la merci d'un tyran. Il leur fallait en effet un estomac d'autruche. Quand le stoïcien est lui-même le maître (Marc-Aurèle, Empereur), il

sait qu'il n'est qu'un trompe-l'oeil, que le vrai Maître est ailleurs, necessitas fati (voir par exemple la discussion de Long, "Freedom and Determinism in the Stoic Theory of Human Action", in Problems in Stoicism, The Athlone Press, 1971 et 1996).

Ce que le grand Pierre Hadot, qui inspira le dernier Foucault, appelle La Citadelle intérieure, je l'appelle La Tête dans le sable. Elle a son pendant dans Le Cul à l'air.

Le stoïcien finit toujours par s'ouvrir les veines dans son bain. Mieux vaut être un peu moins citadelle, être battu des vents, et ne dormir que d'un oeil.

L'histoire du cheval et de son dernier grain, je la cite souvent, une fois tous les deux ans sans doute.

Le lecteur de mes deux premières Lettres comprend sans peine le charme qu'elle a pour moi. Un changement infime, un grain de moins, seulement un petit grain de plus en moins, précipite le changement décisif, la mutation structurale et irréversible d'un système : il était vivant, il est mort. Il y a eu beaucoup de grains en moins auparavant, aucun n'avait eu cet effet. Qu'avait-il donc de particulier, ce grain fatal ? C'était pourtant un grain comme tous les autres, bête comme chou, un grain sans qualités, un-grain-entre-autres. Seulement, c'était l'ultime. La différence est de position, non de substance.

Ce conte est pour moi une parole d'espoir. La brusque mutation de la quantité en qualité, pour désastreuse qu'elle soit dans ce cas, atteste l'existence de points singuliers, et fait espérer de ces soudaines sorties hors d'impasse que Lacan nommait "passes".

Qu'est-ce que la passe ? C'est le contraire de l'impasse. Lacan, si on y regarde de près, c'est Monsieur de La Palice. L'IPA aurait dû le prendre sur ce ton avec lui, pour avoir chance d'en triompher. C'est trop tard maintenant.

L'étrange est que je ne racontais jamais cette histoire qu'en disant "le cheval de Nida". Je savais fort bien pourtant que quelque chose ne collait pas. Je n'étais pas certain du tout de ce "Nida". Ce n'est nullement un lapsus qui m'amena à imprimer le mot au lieu de "Schilda" dans ma première Lettre, comme Jean-François Rabain le suppose charitablement, mais un processus différent, plus complexe peut-être, plus proche de l'acte manqué.

L'histoire me vint sous la plume dans la nuit du 3 au 4 septembre. C'était la première fois, je ne l'avais jamais écrite.

Dans cette nuit haletante où je terminai ma Lettre, je passai bien une heure à tenter de retrouver mon cheval dans la Standard, (l'édition de Freud en anglais, seule édition critique complète et chronologiquement ordonnée) en m'aidant des index. Il était trop tard - 2 heures, 3 - pour appeler quiconque. Le plus simple était de s'abstenir de mettre le nom de la ville. Ce n'était pas de ce moment que j'étais incertain du nom, cette incertitude était là depuis toujours, je la connaissais bien, j'y prenais certainement plaisir puisque je n'avais rien fait au cours des années pour la lever.

Or, après cette heure de vaines recherches, je me dis quelque chose comme : "Allons, ce doit être ça, on verra bien." Einfall d'autant plus saugrenu - c'est le mot de Freud pour l'idée qui vous passe par la tête, vous tombe dessus - que mon incertitude sur ce "Nida" était ancienne et bien repérée par moi, et que par ailleurs j'avais vérifié minutieusement les dates, les titres, les graphies, les références de ma Lettre, sans ménager ma peine en dépit de la hâte.

Pourquoi avais-je donc tenu à inscrire l'incertain "Nida", plutôt que de toumer la difficulté par quelque autre épithète ?

J'en suis réduit aux conjectures.

Une première raison était sans doute que je voulais, d'une volonté inconsciente, en avoir le coeur net une bonne fois pour toutes. Mettre "Nida" dans la Lettre s'apparentait donc à un appel à témoins.

Mais alors, pourquoi ne pas faire cela franchement, comme fait Lacan quand il invite en note le lecteur à lui donner la référence qui lui manque ? Le passage est à la fin de son texte sur André Gide : "... comment savoir d'entre les bateleurs celui qui tient le vrai Polichinelle ?" En note : "Ecco, ecco, il vero Pulcinella : qui se souvient du lieu où Nietzsche évoque ce cri d'estrade d'un moine à Naples, agitant un crucifix, nous fera plaisir en nous donnant la référence que nous n'arrivons pas à retrouver." Voyez les Écrits, p. 764.

Puisque je n'ai pas eu recours au procédé de Lacan que je connaissais bien, que je pratique souvent à mon cours, en séminaire, me plaisant à afficher le trou dans mon savoir, mon "Je ne sais pas", il me faut donc supposer que je voulais être corrigé, pris en faute. Mais quelle faute ?

j'ai écrit "Nida", j'ai toujours dit "Nida", tout en sachant que ce n'était pas ça, ou plus exactement qu'il fallait vérifier. Ne trouvant rien dans l'index de la Standard, j'interrogeai le Robert des noms propres, où je trouvai Nida, rivière de Pologne, et je me dis : "Ce doit être ça."

Il me revient maintenant que je songeais à écrire "Nidda", avec deux d, et que c'était cela que j'avais voulu vérifier dans le dictionnaire.

Donc, je devais les connaître, ces lois du Niddah, que m'enseigne Rabain le bien-nommé.

Mais oui ! Je connaissais ces lois ! Il me revient d'où : de l'ouvrage peu recommandable, mais divertissant, de Roger Peyrefitte, le ragoteur universel, grand pédophile devant l'Étemel, ami de Montherlant. La chose doit s'intituler Les juifs. Il se moque des travers, des us-et-coutumes du peuple élu, de la loi mosaïque elle-même, une histoire de Rothschild à la clef.

Rothschild ! Ce nom m'est sensible. J'ai toujours pensé qu'un David de Rothschild, voilà un gendre qui eut mieux convenu que moi au Dr Lacan. J'en plaisantais parfois. Il y a dans "Nida" l'idée, logiquement concevable depuis Kripke, d'être Jacques-Alain Miller et de n'être pas le gendre de Lacan.

Selon Peyrefitte, si je me souviens bien, les Rothschild respectent les prescriptions mosaïques. Je les ignore, donc je les transgresse sans les connaître. Du moins, c'était le cas jusqu'à ma lecture du livre infâme. Depuis lors, je dois savoir que je suis en faute par rapport aux règles que respectaient mes ancêtres inconnus, certains très pieux, prétend mon père, l'un d'eux rabbin.

Est-ce cette faute dont je cherchais la punition dans le même temps où je punissais D, d'avoir voulu me bâillonner ?

Ou était-ce la faute de rompre avec le style stoïque et bouche-cousue qui s'était imposé à moi depuis vingt ans ? Est-ce moi qui deviendrai l'intouchable dont le conjoint doit s'écarter ? "Terroriste amant de la guillotine cherche femme capiteuse et décapiteuse." Sauverais-je ma tête ? En rédigeant cette première Lettre, avais-je enfreint un interdit implicite ? Était-ce cela, la faute que je payais en y glissant le fautif "Nida" ?

Plus étrange encore était qu'entre tous, Jean-François Rabain se soit senti appelé à mettre le doigt sur le trou de la culotte du zouave.

Rabain connaît son Freud, mais il n'est pas le seul. Je ne peux me défendre de l'idée que ce devait être lui et nul autre qui me reprenne, et m'invite aimablement à poursuivre mon auto-analyse. Il est tombé si juste avec les lois du Niddah ... C'est une association à lui. Qu'est-ce qui a bien pu lui faire penser à mon propos à quelque chose qui s'énonce : "ne pas toucher à sa femme" ?

La réponse, je n'ai pas à aller la chercher bien loin. Nous faisons la paire, lui et moi, puisqu'il est à la SPP "le gendre de Lébo".

j'ai connu à Buenos Aires une des filles d'Horacio Etchegoyen, Laura, qui vit à Londres. Je l'ai revue accompagnant son père à Barcelone, j'ai été dans une petite salle qu'elle animait au Congrès, j'ai dit à son père "que je ne pouvais tout de même pas épouser toutes les filles des grands psychanalystes". Rires. L'autre soir, alors que je faisais la connaissance de Marianne Rabain, née Lebovici, comment n'aurais-je pas évoqué le souvenir de Laura Etchegoyen, et de la plaisanterie que je m'étais permise avec le rire complice de son père ?

Les pensées peu sérieuses, sans conséquence, que j'ai dû avoir, que j'ai eues- comment ne pas supposer que Jean-François Rabain, garçon plein de sève, et qui fait preuve d'un tel pouvoir de divination à mon endroit, ne les ait eues lui aussi ? J'ai beaucoup dit après cette soirée que je trouvais Marianne Rabain charmante.

L'autre gendre a donc tenu à m'informer d'une loi qui interdit de toucher à sa femme. Quel était exactement le message que véhiculait sa prévenance ? Il t'est interdit de toucher à ma femme ? À ta femme ? À une femme, mais pas à un homme ? À moi il est interdit de toucher à ma femme ? À ta femme ? And so on.

Cette construction est bien aventurée. Pourtant, serait-il rationnel de mettre au compte du seul hasard le fait que ce soit Rabain et nul autre qui soit intervenu pour me confondre et m'enseigner ? Ma Lettre a certainement été lue par tout ce que la France compte d'analystes patentés, ou non patentés. Invoquer le hasard paraît aussi peu fondé que l'hypothèse des singes dactylographes composant l'Iliade et l'Odyssée.

Il est plus plausible d'admettre que le gendre a pris sa place aux côtés du gendre.

Cependant, ma création du "cheval de Nida" est bien antérieure au dîner qui nous avait réunis. Cela fait longtemps que j'ai commencé de raconter cette histoire à manger du foin.

La leçon que Freud en tire, et que Rabain me rappelle dans sa lettre, concerne la pulsion. Si on l'exprimait avec la verdeur d'un Angel Garma, grande figure de la psychanalyse argentine, traduit aux PUF, ce serait : "Baise. Il faut baiser. Baiser est bon pour toi." Ce sont les conseils que Garma prodiguait à B*, qui fut son patient avant d'être le mien. On n'en fait plus des comme ça dans la psychanalyse. Pourtant, Ronsard ne dit pas autre chose, s'il le dit de façon plus suave. C'est également la truculente philosophie de La Fontaine dans ses Contes.

Mais aussi, le cheval est un symbole traditionnel de la puissance sexuelle, et dans l'histoire il meurt après avoir décliné. C'est l'aspect que souligne "Nida", comme signifiant de l'absence de relations sexuelles.

Le conte a donc deux faces. C'est, d'une part, une histoire proche de celle du vieux musulman de Bosnie-Herzégovine qui sous-tend l'oubli du nom Signorelli : la puissance sexuelle décline inexorablement, un jour il n'en restera rien, l'homme ne touchera plus la femme. C'est, d'autre part, un mémento ronsardien : en attendant l'heure fatale, n'omets pas de cueillir les roses de la vie.

Le tout conceme la jouissance. Le cheval de Nida, ou la jouissance justifiée. Voilà sans doute pourquoi j'aimais à raconter cette histoire.

L'histoire est d'autant plus satisfaisante que la jouissance justifiée passe ni vue ni connue. Je me sers en effet de l'histoire pour illustrer une propriété toute signifiante, la différence du zéro et du un.

Cette différence elle aussi est à deux faces : elle est quantitativement infime, puisque les deux termes ne diffèrent que d'une unité, et pourtant elle est qualitativement radicale, c'est un abîme.

Pendant que je calcule, la jouissance s'avance masquée. Elle marche à pattes de colombe. Le cheval de Nida est, si je puis dire, mon oiseau de Vénus.

Justement, il est chieur, cet oiseau, rappelle Lacan (Autres écrits, p. 276). Voilà peut-être ce qui a entraîné dans les dessous le signifiant "Schilda".

"Nida" est la formation de remplacement, mais le mot initial, déplacé, n'est jamais le moins intéressant, Lacan le souligne dans le Séminaire des Formations de l'inconscient, p. 55.

On peut supposer que je répugnais à prononcer la première syllabe du mot "Shilda", qui fait basculer l'histoire du registre oral à l'anal. Il est venu à la place ce "Nida" qui a la valeur d'un impératif "génital" crypté, "Baise, le temps t'est compté".

C'est d'autant plus probant qu'il y a davantage dans "Shilda" : une assonance avec "Gilda". L'image dans le tapis est celle de l'une-en-plus : Rita, Hayworth du nom (en fait, du pseudonyme). La plus belle femme du monde, disait-on quand j'avais six ans.

À cet âge tendre déjà, je n'étais pas du tout indifférent aux courbes sinueuses de l'épouse d'Ali-Khan. J'en avais témoigné jadis à R* B*, qui s'affligeait de mon goût décidé et exclusif pour l'autre sexe : "Et vous êtes comme ça depuis quand ?", me demanda-t-il avec commisération.

Si Lucile est femme à trois ans, pourquoi à six n'aurais-je pas eu un oeil pour les dames ?

Mais Rita, est-ce bien le fin mot de l'histoire ? Nida ... Nida ...

Ah ! oui : "Ni d'A-dam", comme dans l'expression "Je ne le (ou la) connais ni d'Ève, ni d'Adam".

"Nida" abrège "Ni d'Adam". Derrière, se cache "Ni d'Ève".

Éva, avec le petit a polonais, prénom de ma mère. Ève, prénom de ma fille. Ily a deux Ève dans la famille. C'est un vrai nid d'Ève .

La mère, la fille : les femmes intouchables, selon toutes les lois de tous les peuples (ou presque), les inconnaissables, au sens biblique. Il s'y ajoute selon les lois du Niddah l'épouse interdite le temps des règles.

L'histoire du cheval de Nida énonçait en somme un onzième commandement, aussi secret que paradoxal : "Tu ne connaîtras ni la mère, ni la fille, ni l'épouse."

Tandis que ma première Lettre mettait sur le devant de la scène un Jacques- Alain bataillant ferme contre la censure, contre le caprice d'une figure tyrannique, celle de Monsieur "De-Nida", qui se dédoublerait dans ma seconde Lettre en celle

des deux D., les deux d de Niddah, le sujet de l'inconscient disait plus discrètement ce qu'il avait à dire, et qui n'était pas un message de révolte, mais bien de soumission à la loi.

Quel trésor d'esprit, quel luxe de contorsions, quelle débauche de signifiants, pour délivrer un message platement oedipien ! L'inconscient ? Un manque absolu d'imagination, disait Lacan, toujours lui.

Si la pensée, ou quelque chose dans la pensée, est là qui joue à chiffrer pareilles bêtises sans que l'on n'en sache rien, on doit supposer qu'elle y trouve son compte. "La jouissance est dans le chiffrage", dit L*. Cela veut dire qu'elle n'est pas dans la signification du message chiffré.

Que dit en somme le message une fois déchiffré ? Que Rabain aime Miller, que Miller aime Rabain. Qu'il y a des règles précises concernant les relations sexuelles, ainsi que le bon usage des épouses (Klossowski n'est pas le modèle à suivre). Que Rabain interprète Miller, et que Miller, non seulement le prend bien, mais en remet. Donc, qu'on le sache : ni Miller, ni Rabain, ne sont disposés à jouer, à l'aube du XXIe siècle, les Capulet et les Montaigu. La morale de l'histoire est : pas de vendetta.

Rabain appartint quelque temps à l'École freudienne. Lebovici accepta, peu avant de mourir, de voisiner avec Miller dans un petit Colloque organisé par un Brésilien de Paris qui ne doutait de rien, Fernando Amorim. Je serrai la pince de l'ennemi historique, il dit une ou deux fois : "Comme l'a bien dit M. Miller, ..."

À bon entendeur salut : que l'on ne compte pas sur le miroir des beaux-fils pour étemiser la guerre des beaux-pères.

Je suis persuadé que l'historienne a raison, que Lébo fut l'âme du féroce anti-lacanisme qui fut celui de l'IPA. Mais si le Président atteste qu'il ne l'a jamais entendu dire du mal de Lacan, eh bien, je le crois aussi.

Il faudrait alors penser que Lébo savait que son Secrétaire Widlôcher avait été l'intime de Lacan, et ne supporterait pas que l'on diffamât devant lui son vieux maître.

Widlôcher était bien placé pour savoir que Lacan n'était coupable que d'avoir crûment refusé ce que lui demandait "le petit mousse" (Widlôcher se désigne lui-même ainsi) délégué à cet effet par l'équipage : de monter de bonne

grâce dans la marmite déjà sur le feu, afin de fournir le plat du repas totémique dont les apprêts étaient mis et les convives affamés.

À leur demière entrevue, Widlôcher le raconte, il lui tendit la main, Lacan mit les siennes dans son dos. C'était en décembre 1963.

Je connus Lacan en janvier1964. J'atteste ne l'avoir jamais entendu dire du mal de Widlôcher. Il n'a jamais prononcé son nom devant moi.

Etchegoyen (1993-97) a brisé le silence. Kernberg (1997-2001) ne s'est pas manifesté. Widlôcher (2001-2005) a été porté à la Présidence de l'IPA sur un programme qui comporte ouverture et dialogue, notamment avec les lacaniens.

On annonce la parution dans quelques semaines, dans la Lettre d'information de l'Internationale, d'un texte qui invitera les différents groupes analytiques à reconnaître ce qui les sépare tout en respectant "les inspirations communes dont ils sont issus".

Au prochain Colloque Omicar ? de février, des collègues de l'IPA, Daniel Widlôcher peut-être, voisineront avec la galaxie lacanienne.

Lacan, qu'en aurait-il pensé ?

Il m'aurait fait confiance.

Quoi donc me donne l'audace de franchir les bornes mises à l'expression publique par le démon de la pudeur ?

Suis-je un m'as-tu-vu ? Oui, c'est indiscutable. Mais m'as-tu-vu auquel on reprochait il y a peu de se cacher. Ce peu semble aujourd'hui une éternité. Confirmation du caractère non métrique du temps signifiant.

J'abrite mon exhibition de l'exemple de Freud. Il fallait bien que quelqu'un payât de sa personne. M'as-tu-vu peut-être, mais pour la bonne cause.

Quand on est analyste, et que l'on s'adresse à des analystes, on ne saurait jouer au débat d'idées, encore moins se retrancher derrière les salamalecs du bureaucrate. On sera interprété. Autant le savoir. Cela vaut pour chacun.

"Auto-analyse", me dit Jean-François Rabain. Ah ! ce mot n'est pas juste. N'oubliez pas que ces lettres que je vous envoie à domicile, mes chers confrères, je les publie à compte d'auteur. D'ailleurs, il y a peu, dans Libération, Gilbert Diatkine s'inquiétait gentiment de l'argent que je dépensais pour ce faire. Si je n'avais pas quelque transfert en souffrance, ferais-j e ce que je fais ?

À mes risques et périls, je joue ma partie au regard du sujet-supposé savoir. Ce n'est pas un jeu à somme nulle. Cette partie, je ne peux la gagner que si tous, ou presque tous, la gagnent aussi.

Là est la vraie difficulté de la partie que je joue. Saurais-je vous la faire jouer assez bien pour que vous la gagniez avec moi ?

7-10 octobre 2001

 

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