Política del Psicoanálisis

El conflicto JAM-SPP

Sixième lettre
adressée par Jacques-Alain Miller
à l'opinion éclairée

Le principe d'Horacio vers la réunification du mouvement psychanalytique

De Paris, ce 25 octobre 2001

J'ai donné jeudi 25 octobre, dans les salons de l'Hôtel Lutétia à Paris, une Conférence sous le titre "Vers la réunification du mouvement psychanalytique. Les perspectives d'un processus". C'était la première des Conférences du Champ freudien de l'année. La série était placée sous l'égide de la revue Ornicar ? ; ses nouvelles rédactrices-en-chef, Dominique Laurent et Catherine Lazarus-Matet, présidaient. Le texte de ce discours fait la matière de la sixième de mes Lettres. Ce mot, ah ce mot ! fallait-il donc ne pas le dire ? Ce mot de réunification, est-ce une bévue que de l'avoir dit ? Est-ce, comme on dit, "contre-productif" ? Voilà, c'est dit, c'est écrit. Peut-être est-ce ma vocation que de faire le Jacques.

Je l'ai dit pour faire penser. Je l'ai dit pour me faire comprendre. Je l'ai dit oui, je l'admets - pour faire crier, un peu. Pour voir qui allait crier, qui dirait "Non ! Non !", et quels arguments sortiraient à l'appui de ce "Non !", et s'ils seraient meilleurs que les miens.

Ah ! Vous pouvez crier, ou hausser les épaules, ou vous boucher les oreilles - ou encore rester chez vous, et vous mettre la tête dans le sable. Le vin est tiré. Ce n'est qu'une opinion sans doute, il faut encore qu'elle se vérifie. Cette réunification, je ne la place qu'à l'horizon, comme la perspective ultime d'un "processus" ai-je dit - pour vous laisser espérer qu'il soit infini.

Cet Un, je vous annonce qu'il se fera, qu'il se refera, qu'il se refait déjà sous vos yeux qui ne savent pas voir. J'admets volontiers que cet Un est à l'infini. Croyez-vous que pour autant il ne soit nulle part ? Tout au contraire, il est partout, et c'est ce qui permet à mon dire de le fixer, ici et maintenant.

Que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas, vous m'aiderez à le vérifier.

Cet Un est déjà auprès de nous, il nous accompagne désormais les uns et les autres, il se nourrit de nos dénégations, il se grossit de nos réticences, il s'enfle de nos résistances, il deviendra irrésistible.

Si vous manquez à le reconnaître, c'est que le Un dont je parle n'est pas le Un de prime saut, le Un compact et se croyant insécable, qui surgit au matin, à l'origine, dans sa fraîcheur native. Le Un dont je parle est le Un du soir, le Un du come-back, couturé, déchiré, déglingué, désenchanté, le Un qui s'est fracturé, morcelé, dispersé, et qui revient fourbu se nouer à lui-même, plein d'usage et raison, instruit et transformé dans sa traversée du multiple. "Un processus, ça dure. Un processus, ça peut durer toujours. Comptez sur nous pour ça !" Ainsi se rassurent les proscratinateurs que j'afflige. Espoirs vains ! L'infini du processus, je le fais point - point à l'infini, point de capiton – à seulement apporter ce soir avec moi ce mot qui fait se récrier : ré-uni-fi-ca-tion. Ce dire ne décrit pas. Ce dire ne prescrit pas. Ce dire interprète. Oui, je prétends ce soir interpréter le mouvement psychanalytique, lui dire ce qu'il faut au moment où il faut, ni trop tôt, ni point trop tard, lui nommer son mal, lui désigner son impasse, et lui indiquer les signes de l'avenir inconnu qui déjà l'appelle et l'aspire.

Je le fais à mes risques, mais non pas seulement. J'engage dans cette interprétation l'AMP, l'Association mondiale de psychanalyse, dont je m'honore d'être pour encore quelques mois, jusqu'en juillet prochain, le délégué général.

Si j'ai voulu ce soir m'exprimer en tant que délégué général de l'AMP alors que depuis cette rentrée, je défraye la chronique par des Lettres qui ne sont que de Jacques-Alain, Miller du nom, c'est que l'AMP sait depuis cinq ans précisément être partie prenante du dégel de l'histoire du mouvement psychanalytique.

Oui, c'est à la rentrée 1996, au retour de mon entretien à Buenos Aires avec Horacio Etchegoyen, alors Président de l'IPA, que j'ai parlé pour la première fois

de ce dégel, alors que l'on s'appliquait de toutes parts à ne pas entendre ce qui venait de se dire de l'autre côté de l'Atlantique.

Les membres de l'AMP ont donc toute raison d'être moins surpris que d'autres de ce qui a lieu aujourd'hui et se profile pour demain. "La réunification ? Pour demain ? Vous n'y songez pas. Monsieur Denis aurait donc eu raison ? L'IPA qui excommunia Jacques Lacan serait donc pour vous la Terre Promise ?" Ah !Je ne sache pas que l'IPA ait le monopole du Un. C'est tout au contraire en renonçant à ce monopole qui n'était plus qu'un rêve, en me le disant de vive voix, d'homme à homme, les yeux dans les yeux, que mon ami Horacio a enclenché le processus qui m'autorise aujourd'hui à interpréter le mouvement analytique dans les termes que j'ai dits.

Le Un, il y en a plus d'une sorte. Il y a le Un unifiant du tout en un, et il y a le Un de la coupure, celui dont je donne ce soir un exemple en acte. Il y a le Un de l'uniformité, celui d'où naît l'ennui, et qu'en jouant sur les lettres de ce mot Lacan a baptisé du nom d'Unien. Et il y a le Un singulier, anormal, de l'intotalisable, le Un qui ne fait pas un tout, et qu'un paradoxe de la logique formelle amena au jour à l'orée du siècle dernier par le génie de Bertrand Russell. Ce paradoxe a suffi à disjoindre à tout jamais unité et totalité. Bewegung, le mouvement, qualifié de psychanalytique, le mot a été choisi par Freud. La dynamique image ici ce qui s'opère réellement dans la psychanalyse, de la schize de l'unité et de la totalité. Le mouvement veut dire précisément que l'Un dont il s'agit dans la psychanalyse ne se laisse capturer par aucun tout, mais la déborde incessamment.

Un psychanalyste contemporain, un Anglais, M. Christopher Bollas, écrit sévèrement dans le dernier numéro hors-série de la Revue française de psychanalyse, page 238, que "le mouvement psychanalytique est à certains égards une défaite de la psychanalyse comme telle".

Cela est vrai. Cela est vrai chaque fois que les communautés psychanalytiques oublient que la psychanalyse est mouvement, qu'elle opère de la vérité à l'état naissant, pour jouir de leurs acquis, gérer en bon père de famille leur capital de transfert, se recroqueviller dans les bornes où elles exercent leurs compétences d'enseignement et de sélection, se rengorger de leurs traditions, de leurs filiations, de l'excellence de leurs us et coutumes.

Ceux d'entre vous qui pratiquent les Séminaires de Lacan connaissent le passage fameux de l'Éthique de la psychanalyse, chapitre VI, p. 101, où Lacan substitue Chose, das Ding, à péché dans le texte de l'Épître aux Romains. Eh bien, permettez-moi un instant de faire de même avec un texte de Paul Valéry, ses Notes sur la Grandeur et la Décadence de l'Europe, en substituant au mot de nation, celui d'institution psychanalytique. "Les institutions psychanalytiques sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d'âges, de croyances, de moeurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement ; sourient, font la moue ; admirent un détail et l'imitent ; méprisent l'ensemble ; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s'entretenir et de se comprendre, l'entretien s'obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée.

Plus d'une est intimement convaincue qu'elle est en soi et par soi l'institution par excellence, l'élue de l'avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu'elle s'attribue. Chacune a ses arguments dans le passé ou dans le possible ; aucune n'aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.

Toutes ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d'ailleurs elles le sont. Ce n'est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s'affectent l'une l'autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d'existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d'une association, et les générations entre elles, n'est pas dans les diverses institutions, de la même nature. La cause profonde de tel groupement peut être d'espèce toute différente de la cause de tel autre."

Ce sont là des vérités, et elles sont cruelles pour toutes les institutions psychanalytiques. Elles le sont tout particulièrement pour l'une d'entre elles, la première, la plus importante, la plus nombreuse, qui procède de la volonté exprès de Freud lui-même, l'IPA, l'Association psychanalytique internationale.

Elle fut longtemps la seule. Elle crut le rester toujours. Elle trouvait dans l'histoire le fondement de sa légitimité. L'argument que Jacques Lacan n'hésitait pas il y a un demi-siècle, en septembre 1949, à faire valoir au bénéfice de la Société psychanalytique de Paris dont il avait été chargé de rédiger le règlement et la doctrine de la Commission de l'enseignement - cet argument valait à plus forte raison pour la maison-mère : il excipait alors d'une "tradition continue depuis les découvertes constituantes de la psychanalyse".

Cette tradition est là avec nous. Elle était vieille d'un demi-siècle lorsque Lacan l'évoquait, elle a aujourd'hui le double de l'âge qu'elle avait. Elle s'est ainsi contre vents et marées perpétuée un siècle durant. Elle a surmonté la première guerre mondiale, la seconde, elle n'est pas près de s'éteindre. Elle a survécu au succès, elle survit à ce que M. Bollas appelle "la défaite de la psychanalyse", elle tient bon en dépit du manque de foi de nombre de ses membres, de leurs critiques toujours, de leur indifférence souvent, de leur hostilité parfois. Les états d'âme, les affects, la psychologie, ne font rien à l'affaire.

On ne saurait invoquer l'Esprit Saint pour expliquer son étonnante survie, ni la protection d'aucun État, comme c'est le cas pour l'Université. Il faut donc penser que l'esprit de la psychanalyse a quelque chose à y voir.

Je ne recule pas à le dire, et à saluer la grandeur de cette tradition dont pourtant les miens ont eu à souffrir. Au moment de fonder l'AMP, je l'ai dit, j'ai songé à l'IPA, je l'ai parodiée.

Fût-ce l'hommage du vice à la vertu ? Ou l'hommage plus rare de la vertu au vice ? Ce fut ainsi. L'IPA a la durée pour elle. Elle a l'histoire pour elle. Peut-être par là même a-t-elle aussi bien l'histoire contre elle. C'est au moins ce que pourrait faire penser un autre passage du même texte de Paul Valéry :

"L'Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l'intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les membres des associations, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les institutions amères, superbes, insupportables et vaines."

L'IPA a longtemps rêvé en effet, qu'elle était la totalité du mouvement psychanalytique, elle a longtemps pu croire qu'il se résumait à elle seule. Elle chassa Lacan en 1963, et ses élèves, comme Freud avait chassé Jung, puis Adler. jusqu'à Lacan, être chassé de l'IPA voulait dire: être mis hors-la- psychanalyse. Mais cela ne fut possible que du consentement même de ceux qui faisaient l'objet de cette condamnation. Et en effet, Adler fit sécession peu après la fondation de l'IPA en 1910, afficha ses désaccords avec Freud, renonça à se réclamer du mouvement psychanalytique, assuma une franche rupture. Jung fit de même peu après le Congrès de Munich en 1913.

On fut donc d'accord de part et d'autre. Ces deux scissions successives vérifièrent que l'Un-Tout de la psychanalyse survivait à ces années que Freud évoque non sans nostalgie au début de son article de 1914, "Sur l'histoire du mouvement psychanalytique" - ces dix ans, dit-il, durant lesquels "je fus le seul à m'occuper de psychanalyse". Cette solitude une fois renoncée, il demeura à ses propres yeux l'unique de la psychanalyse, comme il l'affirme sans fausse modestie en tête du texte où il se fait l'historien des deux premières scissions : "Bien que je ne sois plus depuis longtemps l'unique psychanalyste, je considère que je suis encore maintenant fondé à soutenir que personne ne sait mieux que moi ce qu'est la psychanalyse."

C'est de la même fonction, celle de sujet-supposé-savoir, qu'il voulut investir l'Association internationale dont il décida la création : "Il devrait y avoir quelque endroit, Stelle, - Strachey traduit « quartier-général » - dont l'affaire serait de dire : « Tout ce non-sens, Unsinn, n'a rien à voir avec l'analyse, ceci n'est pas la psychanalyse, das ist nicht die Psychoanalyse »." Il justifiait cette création du bannissement solennel, grosse Bann, dont la psychanalyse aurait été alors l'objet de la part de la science officielle.

Bann : le mot devait retentir dans l'histoire du mouvement psychanalytique jusqu'à faire venir aux lèvres de Lacan, le 15 janvier1964, le mot d"'Excommunication", qui dit en clair ce dont il s'agit : que l'investiture par Freud d'un sujet-supposé-savoir collectif, institua dans la psychanalyse ce qui ne mérite pas d'autre nom que celui d'Église.

Ici, il faut rire. Le juif Freud institua une Église. Il institua une orthodoxie, l'organisation qui perpétuerait cette orthodoxie, le gouvernement qui dirigerait cette organisation.

Il fallut qu'à son tour Lacan tombât sous le coup du grosse Bann de cette Église pour qu'il s'avançât à mettre en question le désir de Freud, celui de se perpétuer.

Perpétuer : le mot est à déchiffrer selon la méthode homophonique que Leiris et Lacan ont pratiquée - tuer pour la paix du père.

Nul Dieu ici ne vint substituer à Isaac le bélier sur lequel s'abattit le couteau du nouvel Abraham. Pour le sauver de toute souillure, Freud égorgea son enfant sur l'autel oedipien du Nom-du-Père. La psychanalyse ne survécut à son fondateur que quelques années. Elles disparut au de'but des années 50 du XIXe siècle, victime de ce fondateur trop jaloux.

Mais non ! Je vous ai fait peur. L'histoire prit une autre voie. L'acte de Freud se révéla après coup pour ce qu'il était : un acte manqué, et par là réussi. Une femme. C'est une femme intrépide, géniale, sans diplôme, folle, "comme elles sont toutes, dit Lacan, c'est-à-dire pas folles du tout" - brava le monstre oedipien sorti tout armé du cerveau de Freud. Elle brava la fille de Freud, elle brava Freud lui-même, elle affirma hautement devant l'armée des orthodoxes gendarmés contre elle ce qui n'était pour eux que Unsinn, la précocité de l'oEdipe, le caractère primordial de l'imago du corps maternel, la persistance des mauvais objets internes, le morcellement de l'identification originelle, le caractère originaire de la première formation du surmoi.

Le premier kleinien français fut Jacques Lacan (voyez par exemple les Écrits, p. 115, son rapport sur "L'agressivité en psychanalyse", de 1948).

Dès 1935, le 24 avril exactement, quand il se rendit à Vienne pour prendre la parole devant la mère de toutes les Sociétés psychanalytiques, Ernest Jones se présenta en porte-parole d'un second lieu de vérité du mouvement psychanalytique : "Depuis maintenant quelques années, dit-il, il est devenu manifeste que de nombreux analystes de London do not see eye to eye avec leurs collègues de Vienne sur nombre de sujets importants." L'énumération qu'il donne de ces sujets est un compendium des thèmes kleiniens : les développements précoces de la sexualité, spécialement chez la femme ; la genèse du surmoi et sa relation au complexe d'oEdipe, la technique de la psychanalyse des enfants, et la conception d'un instinct de mort (ceci est l'introduction de sa Conférence "Early female sexuality", la dernière de ses Papers on Psychoanalysis).

Il fut question d'exclure Melanie Klein et les siens. "Les kleiniens furent au bord d'être expulsés de l'IPA", rappelle Horacio Etchegoyen dans l'entretien qu'il eut avec moi en 1996.Ils échappèrent au Bann. La Société anglaise trouvait en Melanie de quoi résister à l'imperium germano-autrichien. Le poids qu'avait acquis le kleinisme en Amérique latine fit reculer les inquisiteurs.

Ce fut sur le roc kleinien que se brisa le rêve de Freud, d'une orthodoxie psychanalytique servie par une organisation monolithique.

Là est le point tournant. Il est méconnu. Melanie Klein eut en France comme aux États-Unis peu d'adeptes déclarés, et l'événement fut un non-événement : le chien des Baskerville n'aboya pas, celui de Freud non plus. Melanie Klein ne connut pas le sort de Lacan.

Robert Wallerstein, le psychanalyste californien qui fut Président de l'IPA et qui est un excellent connaisseur de son histoire, que l'on lit toujours avec profit, le souligne dans le dernier numéro de la Revue française de psychanalyse, p. 82 :

"Le mouvement kleinien resta au sein du cadre organisationnel britannique, et, de ce fait, dans la maison construite par Freud lui-même, l'Association psychanalytique internationale. Ce fut le début de la diversification de la psychanalyse organisée, institutionnelle, et les décennies suivantes virent se développer, et non pas seulement chez Bion, des extensions de la pensée kleinienne, mais aussi l'École britannique de la relation d'objet étayée par Fainbairn, Winnicott et Balint, le cadre philosophico-linguistique de Lacan, et finalement d'autres encore, revendiquant leur place dans l'édifice de la psychanalyse."

Je suis d'accord. Du jour où les héritiers institutionnels de Freud durent constater leur impuissance à excommunier Melanie et les Britanniques qu'elle influençait, l'orthodoxie analytique avait vécu.

Depuis lors, l'IPA n'exclut plus personne, et toléra jusqu'à aujourd'hui que se développent en son sein les tentatives les plus audacieuses, les discours les plus dissonants. Mais non ! Encore une fois, je me trompe, n'est-ce pas ? Entre 1953 et 1963, n'y eut-il pas en France, si je ne m'abuse, quelque procès en sorcellerie, quelque bûcher, quelque excommunication ?

On ne le devinerait pas à lire l'excellent M. Wallerstein, qui mentionne Lacan et sa philosophico-linguistique dans le même souffle où il cite Winnicott et Balint. Pourtant, M. Wallerstein, vous savez comme moi que Lacan ne fut pas toléré dans ce que vous appelez "la psychanalyse organisée, institutionnelle".

Voilà ce qu'il faut expliquer maintenant. Pourquoi une IPA qui n'était déjà plus celle que Freud avait rêvée, une IPA qui avait renoncé depuis 1940 au droit à elle conférée par Freud de dire le vrai sur le vrai en matière doctrinale, - pourquoi l'IPA procéda-t-elle néanmoins en 1963 à l'excommunication solennelle, au grosse Bann de Jacques Lacan, psychanalyste à Paris ? Ajoutons que des kleiniens y prêtèrent la main.

Réponse : Lacan ne fut pas chassé au nom de l'orthodoxie. Déjà il n'y avait plus d'orthodoxie. Déjà Melanie avait croqué la pomme, et n'avait pas été chassée du paradis terrestre. Pourquoi un psychanalyste philosophico-linguiste l'aurait-il été ?

Non, Lacan ne fut pas chassé au nom de l'orthodoxie, mais de l'orthopraxie.

Le grand corps que Freud avait mis au monde n'avait pas voulu mourir après avoir perdu sa fonction de chien-de-garde théorique à laquelle l'avait préposé son fondateur. Comment chasser de la psychanalyse l'Unsinn ? L'Unsinn déjà était partout, l'Unsinn foisonnait, l'Unsinn commençait dans l'IPA sa brillante carrière qui fait dire aujourd'hui à ses membres les plus éminents que l'entendement psychanalytique est en crise, que son corps théorique est en miettes - fragmentation, dispersion, morcellement -, que les tendances se multiplient dans le même temps où il convient de prendre acte de l'échec de la communication scientifique, et alors qu'un héritier distingué de l'École britannique de la relation d'objet parle ouvertement de "la défaite de la psychanalyse". Ah ! si vous aviez écouté Freud, si vous aviez été fidèles au mandat qu'il vous avait confié, de proscrire l'Unsinn au lieu de lui faire fête, la psychanalyse n'en serait pas là. Elle serait morte, bien sûr, mais dans les règles.

J'imagine la réplique de IPA personnifiée : "Oh, oh I Jacques-Alain Miller, comme vous y allez ! Je n'allais tout de même pas me supprimer pour vous complaire, et commettre l'acte d'Empédocle. Il me fallait réguler, j'ai régulé. Ne pouvant plus régner sur les âmes, j'ai régné sur les corps. À défaut de réguler les opinions, la doctrine, la doxa, j'ai entrepris de réguler la conduite, la pratique, la praxis. Comme vous l'avez dit, n'étant plus gardienne de l'orthodoxie, je me suis faite gardienne de l'orthopraxie."

Disons cela autrement : Melanie Klein eut raison de l'IPA de Freud. Celle-ci mourut, disparut à jamais. Ce que l'on pleure aujourd'hui, la crise de la psychanalyse, sa "défaite", la fragmentation de sa théorie, voire la dépression des psychanalystes (Bollas), vient de là. Personne ne sera plus mis au ban de l'IPA pour crime d'Unsinn, il faudrait exclure tout le monde. L'IPA post-kleinienne trouva ailleurs le principe de son unité : dans le Standard.

On n'examina pas les idées de Lacan. Un certain nombre les trouvait intéressantes, voire séduisantes. On l'excommunia pour crime de lèse-Standard. Moyennant le déplacement de l'orthodoxie à l'orthopraxie, on put entonner à nouveau, un quart de siècle après le vif de l'épisode kleinien, le farouche chant freudien : "Das ist nicht die Psychoanalyse !"

Et ainsi à jamais les eaux se séparèrent. Les membres de l'lPA s'en allèrent de leur côté, sous l'oriflamme du Standard. Les lacaniens s'en furent de leur côté, sans drapeau, le ciel vide au-dessus de leurs têtes. L'IPA formait une seule colonne, marchait à un pas cadencé, vouait à son étendard un amour sans pareil. Les lacaniens formaient plusieurs colonnes qui incessamment se divisaient, se multipliaient, allaient de tous côtés, foule bigarrée et querelleuse, désorientée et malheureuse. Bientôt, les membres de l'lPA et les lacaniens se perdirent de vue, ils oublièrent jusqu'à l'existence des autres. Seuls quelques anciens se souvenaient encore que, dans le temps jadis, ils avaient partagé le pain et le sel.

Ce n'est pas cela ? Je me trompe pour la troisième fois ? Oui, l'histoire a pris une autre voie. Faut-il s'étonner que ce soit un Président kleinien de l'IPA, son premier Président latino-américain, qui ait, le premier, jeté publiquement à la rivière le formulaire freudien de proscription qui depuis 1963 frappait les lacaniens ? Il le fit devant moi, il m'avait fait convoquer pour cela. Ne vous y trompez pas, tout vient de lui. Il dit alors, cela figure p. 46 du petit opuscule publié à l'époque : "Aucun groupe ne peut s'arroger la représentation totale de la psychanalyse." Il ajouta : "Ce, principalement, si l'on tient compte de l'influence de la pensée de Lacan."

À qui disait-il cela ? À moi sans doute, qui étais en face de lui. Mais quel groupe psychanalytique avait-il jamais eu la prétention de s'arroger "la représentation totale" de la psychanalyse ? - sinon celle qu'il se trouvait alors présider. C'est à elle, à l'IPA, qu'il adressait d'abord ce message, et il resta en souffrance plusieurs années.

Ce message, mes collègues de l'École de la Cause freudienne se souviendront que j'en accusai réception au nom de l'AMP dans mon premier Séminaire de politique lacanienne. Cet énoncé, qui disjoignait décidément mouvement et organisation, unité et totalité, je le baptisai Le principe d'Horacio, car ce n'était que lui qui le disait, et en prenant soin de préciser qu'il aurait été bien en peine de le faire valider par le Comité exécutif de l'IPA.

On me rendra le témoignage que moi, l'impétueux fameux, je ne fis rien pour presser le mouvement. J'attendis.

M. Kernberg, son successeur, ne bougea pas. Il lança discrètement une excommunication timide, explicitement basée sur l'orthopraxie, qui proscrivait tout contact avec individus et organisations ne souscrivant pas au Standard.

Je constatai que cette proscription n'était guère respectée. Peu à peu l'atmosphère changeait. Ce n'était plus un vigoureux "Ceci n'est pas la psychanalyse !", mais des réserves, des réticences, quelques formules qui venaient moduler les éloges faits à Lacan. "C'est un grand psychanalyste, je le lis, il m'intéresse, il m'influence - mais je fais des réserves sur sa pratique." Cette pratique, jadis condamnée sans phrases, celle des élèves, intéresse, intrigue, on la questionne, on ne la comprend pas, donc on veut la comprendre : "Comment, sur quels critères, arrêtez-vous une séance ? Comment faîtes-vous pour donner à vos interprétations le tour de l'oracle ? Comment vous orientez-vous dans la cure si vous vous passez du contre-transfert ?", etc. Autant de questions légitimes,

adressées à des interlocuteurs dont on suppose la bonne foi, et à qui l'on demande de communiquer des informations sur une façon de faire qui n'est pas la sienne.

Dans le même temps, chacun de soupirer qu'il est bien difficile de faire le départ entre la pratique de la psychanalyse et la psychothérapie, de le faire de façon assez convaincante pour le public, et peut-être pour nous-mêmes.

Bref, soyons clairs : l'orthopraxie est morte. Elle ne le sait pas encore, elle continue sur son erre. Quand elle saura qu'elle est morte, elle tombera dans l'abîme, comme un personnage de Tex Avery. Au niveau de l'orthodoxie, la ligne Das ist nicht avait cédé devant Melanie Klein vers 1940. Au niveau de l'orthopraxie, elle avait tenu devant Jacques Lacan en 1963. Elle a d'ores et déjà cédé. Le Standard n'a aucune chance au XXIe siècle. Il appartient à un monde révolu. Il se survit à titre de souvenir, de mythe, de rite, chez des praticiens formés dans ce cadre, qui n'ont jamais connu autre chose, et qui sont encore incertains sur leur capacité à expérimenter, à se recycler.

L'instant-de-voir a eu lieu. On ne saurait dire quand. Ce ne fut pas une illumination collective, plutôt des révélations singulières, qui désormais s'additionnent. Les psychanalystes de l'IPA en sont au temps-pour-comprendre. C'est un temps qui a une épaisseur. On ne peut préjuger du temps qu'il leur faudra pour entrer dans le moment de conclure.

Le temps-pour-comprendre a une structure duelle, c'est une période où le sujet se reconnaît dans l'autre comme pure réciprocité : l'autre ou les autres ne bougent pas, je ne bouge pas. Cela peut durer longtemps, en effet. Mais l'apologue lacanien du temps logique enseigne qu'il y a des configurations qui permettent néanmoins de conclure, sous la forme de l'anticipation. Chacun reste figé sur place, mais les scansions du raisonnement s'enregistrent. À un moment donné, qui est fonction du nombre des immobiles, tous se mettent en marche, se précipitent.

Tout indique à mes yeux que nous sommes dans une configuration qui comporte une solution, une sortie, une passe, et que l'addition des scansions significatives a commencé. Ce soir est une de ces scansions. Février, le Colloque d'ornicar ?, en sera une autre. Je ne ferai pas état nommément des messages privés que je reçois, mais je dirai leur teneur, étrangement la même : "J'approuve, c'est bien, je ne demande qu'à venir, je viendrai, je serai là si un tel - là, le nom de tel autre membre de l'IPA - si celui-là vient lui aussi."

L'autre m'écrit, il me dit la même chose.

Voilà. Ces messages sont signalétiques. Ils me confirment que les membres de l'IPA, ceux du moins qui sont dans la partie, sont entrés dans le temps-pourcomprendre. À la lumière de l'article de Lacan sur "Le temps logique", on peut d'ores et déjà prévoir, sans que l'on puisse fixer de délais, qu'il se produira une sortie qui sera précipitée, et dont le mouvement connaîtra des scansions suspensives.

L'issue est d'autant plus certaine que les membres de l'IPA, à la différence des prisonniers que met en scène le sophisme de Lacan, ne sont pas des sujets de pure logique, mais sont déterminés chacun par une cause libidinale hétérogène aux autres. Il y aura donc des audacieux et des timorés, des rapides et des lents, des aventuriers et des prudents. Il sera passionnant d'apprendre ainsi qui est qui.

Je peux dire maintenant de quelle nature est la réunification du mouvement psychanalytique qui est en cours. C'est une réunification par fragmentation.

Non pas que les fragments s'ajointent pour former à nouveau un Léviathan sur le modèle de l'IPA-Freud ou de l'IPA-Hartmann. Non, la fragmentation est en elle-même la forme sous laquelle le mouvement psychanalytique se réunifie. Il se réunifie disjoint des organisations et de leur logique totalitaire. Il se réunifie au-delà de l'oEdipe, selon la logique que Lacan a nommé du pas-tout.

Cette logique détermine une réunification d'un style inédit: elle est diasporique (pas de retrouvailles, la dispersion), sporadique (pas de permanence, des rencontres), aléatoire (on ne sait jamais ce qui va se passer après) et sérielle (les rencontres font série). Elle a des interprètes, elle n'a pas de chef, elle est acéphale. Aucun corps glorieux ne surgira au terme, aucune résurrection n'est à attendre, aucun triomphe. Pour le dire avec Corneille : Telle est la loi du Ciel dont la sage équité Sème dans l'univers cette diversité.

Comment voulez-vous que les institutions ne soient pas à la traîne de cetteréunification qui disloque, de cette fragmentation qui rassemble ? Chacune aime ses "querelles de villages, de clochers, et de boutiques". Chacune a ses "jalousies et rancunes de voisins". Chacune a son histoire dont elle ne sait se défaire. Il faudrait que les querelles qui l'excitent lui deviennent insipides, et que se modifie le mode collectif de jouir qui colle ses membres les uns aux autres. Les plus petites, les plus récentes de ces institutions seront aussi les plus rétives. L'ambition de l'IPA sera d'orienter cette réunification, de la bordurer, de la scander. Cette ambition n'est pas illégitime. La première place lui revient par droit d'aînesse. Elle aura pourtant fort à faire pour tenir son rang. C'est qu'elle n'est plus ce qu'elle fut au temps où Lacan la criblait de ses traits.

En ce temps-là, l'IPA avait pour pivot les États-Unis, et ce que l'indispensable M. Wallerstein appelle "l'hégémonie presque monolithique qui dura des années 40 à 1970, du modèle d'une métapsychologie fondée sur la psychologie du moi, élaboré par Hartmann et ses collaborateurs, maintenant audelà de la vie de Freud la conception d'une structure uniforme et unitaire de la psychanalyse".

Ce temps est révolu. Le multiple a gagné l'IPA. Il y a quelque chose de multiple dans ce qui fut le royaume de Hartmann. C'est aujourd'hui l'IPA de Pluspersonne, un monde complexe et morcelé, qui n'est pas mal accordé à l'époque de l'Autre-qui-n'existe-pas, dont il reflète la structure. Mais celle-ci ne rendra pas facile aux responsables les initiatives que pourtant ils désirent.

- "Do you look very pale ?" said Tweedledum. - Well - yes - a little, Alice replied gently. - l'm very brave, generally, he went on in a low voice ; only today1happen to have a headach. - "Est-ce que j'ai l'air très pâle ?" dit Tweedledum. - Ma foi ... oui ... un petit peu, répondit Alice avec gentillesse. - Je suis très courageux, d'habitude, continua-t-il à voix basse ; seulement aujourd'hui il se trouve que j'ai la migraine. Et l'AMP ? L'AMP n'est pas le jumeau lacanien de Tweedledum. Elle n'a pas mal aux dents. Elle n'est pas un monde, comme l'est l'IPA, qui est un conglomérat de groupes psychanalytiques, ou leur Parlement. L'AMP n'est qu'un groupe, un seul groupe, dont les membres sont répartis en Europe et en Amérique latine, un groupe, mais le plus compact et nombreux qui soit au monde. Elle est agile, elle est réactive, elle est, croit-elle, à son affaire. Elle sera l'éclaireur de la réunification.

Elle souffrira pourtant.

Regardons les choses en face, mes amis. Vingt ans durant, nous avons ferraillé contre l'orthodoxie dans la psychanalyse.

Résultat : quelle surprise ! Nous sommes l'orthodoxie, la seule qui subsiste encore dans le champ freudien, la seule qui soit vivace. D'où une certaine difficulté où nous allons entrer, que nous apprendrons à connaître.

Post-scriptum

Je ne vois pas que l'on se lasse de mes Lettres, dont les tirages et retirages s'épuisent, mais non pas mon goût de les écrire et de les publier. À partir de janvier prochain, ce sera dans une revue nouvelle, qui s'adressera à l'opinion éclairée, Cette revue sera mensuelle, aura 96 pages, et se verra tirée à 3000 exemplaires. Son nom : Élucidation. On peut d'ores et déjà s'y abonner pour un an, au prix de 535 F, ou 82 E, par chèque à l'ordre de : Atelier de psychanalyse appliquée, 82, rue Blanche, 75009 Paris. N'omettez pas de préciser nom et adresse.
- Pays extérieurs à l'Union européenne : 695 F ou l06 euros
- Tarif étudiant : 480 F ou 73 euros (moins de 26 ans, sur justificatif)

Le 13 novembre 2001,
Imprimé le 15 novembre 2001
dans le sixième arrondissement de Paris,
pour l'Atelier de psychanalyse appliquée,
82, rue Blanche, 75009 Paris, en deux mille exemplaires
Premier tirage

En vente chez les libraires suivants:

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